Quand les cantons de l’Est penchaient vers l’Allemagne

Dans les années ’30, le parti qui réclamait le « retour à la patrie » sortait vainqueur des élections. Après la guerre, il a fallu attendre le début des années ’70 pour qu’une formation à revendication régionaliste s’impose de nouveau. Mais plus question de sortir du cadre belge (1920-2020)

   Autant le dire tout de go: pendant la décennie qui a précédé la Seconde Guerre mondiale, la vie politique dans nos cantons de l’Est était dominée par une vague résolument antibelge. Aux élections législatives de 1929, le Christliche Volkspartei Eupen-Malmedy-Sankt Vith (Parti populaire chrétien, CVP), qui vient de se constituer et réclame une consultation populaire sur le retour à l’Allemagne, se hisse d’emblée à la première place avec 52,1 % des suffrages. Il la garde en 1932, même s’il est en recul avec 45,9 %. En 1935 lui succède le Heimattreue Front (Front de la fidélité à la patrie, HF), ouvertement soutenu et financé par le Troisième Reich. Dans l’incapacité de se présenter en 1936 après la déchéance de nationalité de plusieurs de ses responsables – dont Josef Dehottay, ex-figure de proue du CVP –, il peut pourtant crier victoire, près de la moitié des électeurs ayant suivi son appel à voter blanc ou nul. Et quand les zélateurs du national-socialisme sont en mesure de participer au scrutin, en 1939, ils en sortent numéro un avec 45,7 % des voix.

   Ces données, parmi beaucoup d’autres, ont été rassemblées par l’historien Cédric Istasse, rédacteur en chef du Courrier hebdomadaire du Crisp, dans une analyse des quinze élections à la Chambre des représentants organisées dans la future Ostbelgien de 1925 à 1974 [1].

Précision importante: pendant cette période, les communes germanophones ne sont pas encore regroupées au sein des deux cantons électoraux spécifiques d’Eupen et de Saint-Vith. Quatre d’entre elles sont englobées dans le canton de Malmedy, où elles coexistent avec six localités francophones, alors que La Calamine, non prise en compte ici, est seule intégrée à celui d’Aubel. L’homogénéisation n’interviendra qu’en 1977.

Josef Dehottay, une figure de proue des partisans du retour à l’Allemagne. (Source: Bruno Kartheuser, « Les années 30 à Eupen-Malmedy. Regard sur le réseau de la subversion allemande » , Neundorf, Krautgarten orte – Ceges, 2001, p. 67)

   Ceci posé, comment expliquer des résultats électoraux aussi éloignés de la sagesse tranquille dont sont aujourd’hui volontiers crédités ceux qu’on appelle parfois « les meilleurs des Belges » ? Leur annexion, pour mémoire, a été décidée à la conférence de la paix, à Paris en 1919, à titre de réparation pour les dommages et les souffrances causés par l’ennemi vaincu. Cet accroissement territorial avait aussi un parfum de restitution, les Kreise (cercles administratifs) concernés ayant fait partie du département de l’Ourthe, ancêtre de la province de Liège, avant le traité de Vienne de 1815 qui les fit prussiens, à l’exception de la zone de Moresnet-neutre (devenue Kelmis ou La Calamine) administrée conjointement par les Pays-Bas – puis la Belgique – et la Prusse – puis l’Empire allemand. Mais si ce retour au bercail fut bien accepté et chaleureux pour la population francophone de Malmedy et de ses environs, il n’en est pas allé de même pour les « boches » – selon la terminologie alors en vigueur – des autres localités.

   Dans un premier temps, les territoires ont été placés sous une administration militaire dirigée par le lieutenant général Herman Baltia, auquel le Premier ministre Léon Delacroix avait donné pour instruction de s’inspirer du régime… colonial. La Belgique ayant dû s’engager à organiser une consultation, celle-ci eut lieu, entre janvier et juillet 1920, mais dans des conditions de nature à dissuader les opposants (pas d’anonymat, intimidations…). Les habitants l’avaient bien compris: leur région était une prise de guerre. L’expression, qui sera longtemps en usage, de « cantons rédimés » le manifeste sans ambages. Les années passant, les autorités belges ont cependant posé des gestes politiques, tel l’arrêté royal de 1925 par lequel les 24 communes (avant fusions) majoritairement germanophones sont devenues unilingues allemandes avec un régime de facilités pour les francophones, les 6 communes majoritairement francophones ayant le statut inverse (aucune disposition en revanche pour La Calamine). Mais les proallemands ont vu, peu après, leur position renforcée par la révélation de tractations officieuses au terme desquelles, si la France n’y avait mis son veto, Bruxelles aurait accordé à l’Allemagne le statu quo ante bellum moyennant compensation financière…

   Signe d’une intégration problématique, la proportion de votes blancs ou nuls dans les cantons, pour l’ensemble de la période envisagée par l’étude de Cédric Istasse, est supérieure à la moyenne nationale: une fourchette de 5,1 à 16,4 % (plus le « pic » particulier de 48,9 % en 1936) contre 3,1 à 8 %. Avant 1940, la participation aux scrutins (nombre de bulletins valables) augmente cependant quand un parti épousant les revendications germanophones, irrédentisme inclus, se présente (le CVP en 1929 et 1932, le HF en 1939), alors qu’elle se réduit à un peu plus de la moitié de l’électorat quand ce parti est hors jeu et a appelé au boycott (le HF en 1936). Ces constats sont certes à nuancer dans le cas du canton bilingue de Malmedy.

   A l’inverse de la faveur dont bénéficient les formations pangermanistes, le parti catholique national (Union catholique belge puis Parti catholique social), qui s’est opposé à toute décentralisation en faveur des « nouveaux Belges » , s’effondre en 1929 (19,4 % contre 66,5 % en 1925). En meilleure forme en 1939 (38,6 %), il est quand même devancé de 7 % par le Heimattreue Front. Les socialistes (Parti ouvrier belge) se hissent quant à eux à la deuxième place dans les années ’20, quand ils défendent, entre autres, l’idée d’un référendum d’autodétermination. L’abandon de ce point de programme au moment de la montée au pouvoir de Hitler entraîne, dans les années ’30, une régression à la troisième puis à la quatrième positions.

Le mouvement de jeunesse du Heimattreue Front défile à Saint-Vith le 18 septembre 1938. (Source: Landesarchiv Rheinland, Brauweiler-Pulheim, dans « ibid. » , p. 92)

   Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Reich réannexe ses anciens Kreise, avec pour conséquence que les jeunes hommes sont enrôlables dans la Wehrmacht. Etrangement, le gouvernement belge de Londres n’émet aucune protestation. Avec la Libération vient le temps de la répression contre les « faits de collaboration » . « L’auditorat militaire spécial, note le chercheur, ne tient pas compte de la contrainte particulière à laquelle les habitants de cette contrée ont été soumis entre 1940 et 1944 » . 1503 personnes sont condamnées, soit 2,41 % de la population, proportion quatre fois supérieure à celle qu’on enregistre dans le reste de la Belgique. L’apaisement viendra dans les années ’60, marquées par la création de la région de langue allemande (1963), prémisse de la future Communauté germanophone, et la fin des velléités de francisation.

   Des élections, le Parti social-chrétien sort désormais vainqueur, doté durablement de la majorité absolue. Il faut attendre 1971 pour qu’il la perde, alors que les libéraux engrangent les fruits de leur ouverture aux catholiques: 34,7 % en 1968 pour le Parti de la liberté et du progrès contre… 2,5 % pour le Parti libéral en 1946. Les socialistes ont retrouvé leur deuxième rang après la guerre et le conservent jusqu’au milieu des années ’60, moment où ils sont dépassés par les libéraux d’abord, puis par les nouvelles formations régionalistes germanophones.

    La réapparition et la percée rapide de ces dernières constituent le changement majeur des années ’70: 20 % et la troisième place pour la Christliche Unabhängige Wählerverband (Union des électeurs chrétiens indépendants, CUW) dès 1971, 24,3 % et la deuxième place pour le Partei der Deutschsprachigen Belgier (Parti des Belges de langue allemande, PDB) en 1974. Le contexte, bien sûr, ne ressemble plus en rien à celui qui prévalait quarante ans plus tôt. Si un statut spécifique est réclamé, seule une frange minoritaire l’envisage hors du cadre belge.

   Et cinquante ans plus tard (ou presque) ? En sortant, donc, du champ couvert par la présente publication du Crisp, on constatera que revient avec insistance l’hypothèse de la quatrième Région, la Communauté germanophone ambitionnant d’ajouter toutes les compétences régionales et provinciales à celles qu’elle exerce actuellement. En 2014 et de nouveau en 2019, le parti Pro Deutschsprachige Gemeinschaft (Pro-Communauté germanophone, ProDG), issu du PDB, a formé les gouvernements de coalition dirigés par son leader Oliver Paasch. Au cours d’un long entretien, peu après son entrée en fonction comme ministre-Président, je lui fis remarquer que certains voyaient alors en lui une sorte de « Bart De Wever de l’Est » . Il me répondit ceci: « ProDG n’est en tout cas pas ultrarégionaliste. Personnellement, je redis toujours, chaque fois que j’en ai l’occasion, que je suis très fier d’être belge, notamment parce que la Belgique a donné à la petite Communauté germanophone un statut de minorité exemplaire, même si on essaye de l’améliorer. La famille royale est très populaire ici. Un parti ultrarégionaliste n’obtiendrait pas 1 % des voix. Nous sommes pour la Belgique avec sa diversité culturelle, pour la Belgique à quatre, vision sur laquelle il y a quasi-unanimité dans notre Communauté » [2].

   S’il reste, de Kelmis à Burg-Reuland, des rancœurs liées au passé, elles sont bien cachées. Quand l’Ostbelgien a dû se doter d’une fête communautaire, c’est la date du 15 novembre qui fut choisie, soit le même jour que la fête du Roi. Plus belge que ça…

P.V.

[1] Les évolutions électorales dans les cantons d’Eupen, Saint-Vith et Malmedy (1920-1974), Bruxelles, Centre de recherche et d’information socio-politiques (« Courrier hebdomadaire » , 2465), 2020, 54 pp.

[2] La Libre Belgique, 3 juillet 2014, Gazette de Liége.



5 réflexions sur « Quand les cantons de l’Est penchaient vers l’Allemagne »

  1. Ce coin de la Belgique est bien sympathique et ses habitants n’ont pas manqué de courage, si on considère le ballotage dont ils ont été les victimes; les autres régions devraient s’en inspirer. C’est superbement résumé.

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    1. Pour employer un mot à la mode, on peut dire en effet que les germanophones ont su faire preuve d’une grande résilience. Merci pour votre commentaire

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  2. En 2006, l’acteur et auteur de théâtre waimerais, Serge Demoulin a brisé le tabou en écrivant et jouant seul en scène Le carnaval des ombres

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    1. On peut effectivement mettre en parallèle les situations de l’Alsace et de nos cantons de l’Est. Celle du grand-duché de Luxembourg également. Tous ont été annexés par l’Allemagne nazie pendant la guerre, avec toutes les compétences que cela comportait.

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