Paradoxe de la Belgique: un pays profondément divisé par le régime des partis et pas seulement sur les plans régional ou communautaire, comme en témoignent la crise royale, la question scolaire, les grèves de 60-61… Et aussi, pourtant, un pays longtemps présenté comme une démocratie modèle, passée maîtresse dans l’art du consensus et de la résolution pacifique des conflits. Mais aujourd’hui ? Se pose de fait, après les longues périodes de paralysie traversées ces dernières années, la question de savoir si notre réputation n’est pas surannée. 194 jours pour former un gouvernement en 2007-2008, 541 en 2010-2011, 494 en 2019-2020 (s’ajoutant à 168 jours de gouvernement en affaires courantes avant les élections)… Comprendre où nous en sommes est la tâche de la science politique. C’est à ses éclairages que Didier Caluwaerts (Vrije Universiteit Brussel) et Min Reuchamps (Université catholique de Louvain) nous convient [1]… Mais on ne saurait, avant d’esquisser la moindre hypothèse, faire l’économie d’un passage par l’histoire.
Les premiers clivages dans la Belgique indépendante se sont opérés sur les rapports Eglise-Etat, sur la place du néerlandais dans l’espace public et sur les niveaux d’industrialisation des différentes régions. A partir de la fin du XIXè siècle, la société se divise en trois piliers définis par leurs réponses aux contentieux philosophico-religieux et socio-économique: le catholique, le libéral et le socialiste. Mais au cours des années 1960, les fronts se déplacent. Les tensions Eglise-Etat s’amenuisent à la suite du Pacte scolaire alors que les antagonismes socio-économiques sont plus ou moins canalisés par la concertation sociale. En revanche, on assiste à la montée des dissensions linguistiques et à l’irruption des partis qui en sont l’expression. La fédéralisation fait son chemin et la négociation entre piliers cède la place à la négociation entre entités fédérées, au sein desquelles les partis sont eux-mêmes en concurrence. Les dernières évolutions, pour l’heure, sont marquées par le déclin des formations traditionnelles, tombées à 44,86 % des votes aux élections de 2019, alors que les partis régionalistes ou sous-nationalistes ont réalisé un gain de plus de 30 %. En marge de la réflexion des deux chercheurs, je rappellerai toutefois les études consacrées aux motivations des électeurs, selon lesquelles la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA) et le Vlaams Belang (VB) doivent leurs succès moins à leurs propositions centrifuges qu’à celles touchant à l’économie, à l’émigration, à la sécurité…
C’est à partir de 1968, soit au commencement de la fin de la Belgique unitaire, que le politologue néerlando-américain Arend Lijphart, enseignant à l’Université de Californie (San Diego), consacra une série de travaux à notre fonctionnement institutionnel, faisant du consociationalisme, entendez la politique d’accommodation, sa pierre angulaire [2]. Après six réformes de l’Etat sans pacification durable – et la septième déjà à l’horizon –, cette approche tient-elle toujours la route ? Pour le savoir, Caluwaerts et Reuchamps en ont passé en revue les différents fondements.
Au premier rang des faiblesses du système figure la superposition des appartenances idéologiques et géographiques (Flandre à droite, Wallonie à gauche), de sorte que les mêmes se retrouvent toujours face aux mêmes, sans perspective de véritable alternance au pouvoir. Ces chevauchements sont néanmoins atténués par la coupole que crée la coopération des dirigeants au sommet. « La conscience d’une segmentation qui mène à l’instabilité et au conflit empêche les élites de se comporter d’une manière hostile » , suggèrent les auteurs.

Le consociationalisme, dans la vision du professeur Lijphart, implique que de grandes coalitions soient formées pour gérer les matières d’intérêt commun. Il vaut mieux que tous les groupes significatifs aient potentiellement leur place plutôt que d’appliquer le système démocratique simplement majoritaire, où le gagnant prend tout. Cette condition a été longtemps remplie par nos gouvernements à multiples partenaires. Depuis 1970, en outre, il est obligatoire de constituer une grande coalition dans chaque groupe linguistique pour pouvoir réviser la Constitution. Mais cette alchimie paraît présentement bien compromise: nous n’avons plus eu, depuis 2007, de gouvernement majoritaire dans les deux communautés, alors qu’ils le furent tous sauf un (Martens V) de 1970 à 2007.
Autre condition: un haut degré d’autonomie octroyée aux différents segments. Difficile, sur ce point, de faire beaucoup mieux que sous nos cieux! Mais ce self-rule diminue-t-il ou exacerbe-t-il les réflexes ethniques (concept des « institutions subversives » ) ? Les forces centrifuges ne sont-elles pas favorisées par l’existence d’une compétition électorale interne à chaque entité (« les deux démocraties » ) ? L’exigence du « toujours plus » (d’autonomie, de compétences…) ne devient-elle pas un automatisme ? Surtout en l’absence d’une circonscription électorale fédérale…
Et cependant, la Belgique pourrait bien montrer, une fois de plus, sa capacité à résister à ses propres démons, à ne pas achopper à ses propres écueils, comme on le ferait partout ailleurs. Il arrive, en effet, que le balancier reparte dans l’autre sens. Ainsi les plaidoyers en faveur de la refédéralisation d’une série de matières sont-ils devenus monnaie courante, venant des écologistes, des libéraux et des socialistes du Nord comme du Sud. Même le CD&V, longtemps réticent, précise sur son site Web en 2019 que « ni la régionalisation, ni la refédéralisation ne doivent être un tabou » .

Au nombre des critères lijphartiens figure aussi la proportionnalité: dans la représentation des différents segments, dans les nominations au sein de la fonction publique, dans l’affectation des ressources financières… Au cours des années ’70 et ’80, ce fut surtout la carotte budgétaire qui servit à rendre les partis conciliants dans toutes les langues. On parlait à l’époque de la « politique du gaufrier » (un franc pour les Flamands, un franc pour les Wallons). Mais la pâte s’est raréfiée depuis, nombre d’attributions de l’Etat ayant été transférées avec les moyens qui les accompagnent. En 1995, les dépenses du fédéral représentaient encore 44,98 % de celles de tous les niveaux de pouvoir. En 2018, elles étaient tombées à 35,42 %. Et à mesure que le pactole à partager se réduit, la proportionnalité devient moins utilisable en tant que technique consociationaliste.
Guère mieux loti, le droit de veto mutuel, visant à conférer des garanties à chacun, s’est concrétisé chez nous par les majorités spéciales (dans chaque groupe linguistique) requises pour certaines matières ainsi que par la procédure dite de la « sonnette d’alarme » , activable dès qu’une minorité se sent lésée. Ce qui devait favoriser la recherche du consensus plutôt que le passage en force a surtout été, en pratique, utilisé pour forcer un arrangement quand les tensions étaient au point culminant et quand le coût d’une poursuite de la paralysie nationale risquait d’être trop élevé. Mais dans la structure présente, où l’Etat central a perdu une grande partie de ses prérogatives, ledit coût est devenu moindre, d’où la longueur des crises des dernières années… et le risque que les prochaines soient du même acabit.
Le dernier paramètre (l’ordre étant arbitraire) à prendre en compte est aussi le plus provocant. Il s’agit, selon les termes de nos deux spécialistes, de « la disposition des citoyens individuels à demeurer passifs » : « Des masses grommelantes donneraient un coup fatal à la politique de pacification parce qu’elles feraient pression sur les élites de leur segment et rendraient n’importe quel compromis inacceptable » . L’indifférence envers la chose publique, si souvent déplorée, devient donc une bénédiction! Le problème est que cette passivité, de nos jours, se double d’une perte de confiance à l’égard des élites particratiques auxquelles il s’agit ici de laisser le champ libre pour parvenir à un déminage en vase clos. Depuis les années ’90, de plus en plus d’appels se sont fait entendre à davantage de participation citoyenne ou à l’introduction du référendum à l’échelle du pays. Ce recours au « peuple » aurait-il pour effet davantage de convergence ou de bipolarisation ? Les avis sont partagés.
Au total, sous des formes renouvelées, le paradoxe belge est toujours bien là: alors que les fondements du consociationalisme semblent largement érodés, les pulsions séparatistes ou confédéralistes demeurent contenues. Les gouvernements même minoritaires parviennent à une étonnante stabilité. Les enjeux prioritaires sont beaucoup plus économiques, environnementaux, migratoires… et aujourd’hui sanitaires, que communautaires. Les sous-nationalismes nordiste ou sudiste mobilisent beaucoup moins dans la population qu’au sein de la sphère politico-médiatique: tous les sondages l’attestent. Ce qu’il en sera à l’avenir ? La présente étude ne nous le dit pas. Les politologues, guère différents en cela des historiens, sont surtout compétents pour prédire le passé!
P.V.
[1] « Still Consociational ? Belgian Democracy, 50 Years After « The Politics of Accommodation » , dans Politics of the Low Countries, vol. 2, n° 1, The Hague, 2020, pp. 54-76, http://hdl.handle.net/2078.1/229725 (en libre accès).
[2] Le premier ouvrage de Lijphart avait pour titre The Politics of Accommodation. Pluralism and Democracy in the Netherlands, Berkeley (CA), University of California Press, 1968.
A mon humble avis, le problème est né avant la guerre de 40. Le discours du très vénérable Roi Léopold III, du 12/04/1939 en explique le pourquoi
Bien à vous
J’aimeJ’aime
Léopold III dénonçait dans ce discours l’instabilité politique générée par le régime exclusif des partis. Mais depuis 1970, on en a, si j’ose dire, « remis une couche » par une fédéralisation bipolaire, sans hiérarchie des normes, de sorte qu’à la négociation entre partis (qui ne sont plus nationaux sauf… le PTB) s’ajoute une négociation entre entités fédérées. Ceci dit, une critique qui peut être faite au professeur Lijphart et à ses deux commentateurs est de ne pas avoir retenu, parmi les critères consociationalistes, le rôle conciliateur de la monarchie. Bien à vous.
J’aimeJ’aime