La Belgique est prodigue en fêtes. A celle qui, le 21 juillet, célèbre la nation, pas moins de cinq autres ont été ajoutées, au cours du dernier demi-siècle, au sein de nos Régions et Communautés. Pareil cas de figure est peu courant. On le retrouve bien en Espagne, mais nullement dans des fédérations aussi accomplies que les Etats-Unis ou l’Allemagne. Pour l’historien Cédric Istasse (Crisp), qui a retracé sur ce sujet le cheminement des prises de décision, l’explication réside dans « le fait que le fédéralisme à l’œuvre en Belgique résulte d’une dynamique de dissociation et non d’association » [1].
Pour l’Etat belge unitaire issu de la Révolution de 1830, le choix va de soi. Il s’agit de commémorer les événements qui ont présidé à sa naissance. Ainsi, dès le 19 juillet 1831, le Congrès national décrète que « l’anniversaire des journées de septembre sera consacré, chaque année, par des fêtes nationales » (cité p. 18), chaque ville pouvant déterminer le(s) jour(s) qui lui semble(nt) adéquat(s). Si hésitation il y aura par la suite, ce sera entre le moment de l’insurrection (septembre 1830) et celui de la prestation de serment de notre premier Roi (21 juillet 1831). En 1855, on ne pavoisera pas pour le 25è anniversaire du soulèvement, mais bien en 1856 pour celui du règne. Les jubilés ultérieurs, en revanche, prendront 1830 pour point de départ (1880, 1905, 1930, 1980…), alors que la célébration annuelle sera fixée légalement, en 1890, au 21 juillet, ce qui renvoie à l’inauguration de Léopold Ier. Les deux événements fondateurs continueront ainsi de cohabiter.

S’agissant des entités fédérées, il est beaucoup plus malaisé de marquer les orientations prises au coin du bon sens. C’est que la Wallonie, la Flandre, la Région de Bruxelles-Capitale… constituent des identités subnationales, sans antériorité, inexistantes et donc sans mémoire commune avant leur définition par des lois ou des révisions constitutionnelles adoptées dans le cadre belge. Comme me l’a dit naguère – et aussi écrit – mon collègue Marc Reynebeau, historien et journaliste flamand, la Flandre moderne procède de la Belgique: « C’est très clair. Il n’y aurait pas de Communauté ou de Région flamandes sans l’Etat belge » [2]. Il en va de même pour les autres formations territoriales ou culturelles dotées aujourd’hui de leur gouvernement et de leur parlement.
Rien d’étonnant si, à ces niveaux de pouvoir, les solutions mémorielles retenues s’avèrent des plus bigarrées. Du côté de la Communauté française et de la Région wallonne, on s’est approprié le même épisode historique que celui dans lequel l’Etat belge magnifiait ses origines. La première des deux, depuis 1975 (quand elle s’appelait encore la Communauté culturelle française), fête le 27 septembre, jour de l’issue des combats qui opposèrent les indépendantistes belges aux troupes hollandaises en 1830. Dans la même optique et en phase avec – déjà – l’Assemblée wallonne de 1913, les régionaux ont retenu en 1998 le troisième dimanche de septembre, après avoir écarté d’autres options à caractère jugé trop local (la paix de Fexhe et l’épisode des Six Cents Franchimontois, qui n’appartiennent qu’à l’histoire liégeoise) ou trop idéologique (la bataille de Jemmapes, qui ouvrit le territoire belge à la France révolutionnaire).
« A priori, note Cédric Istasse, les choix posés par la Région wallonne et par la Communauté française apparaissent peu lisibles, voire surprenants » (p. 13). Le professeur Jean Stengers (Université libre de Bruxelles) remarquait plus crûment que « ceci aurait fait bien rire sans doute les « Brusseleirs » flamands qui se sont battus sur les barricades » [3]. Pour justifier cette récupération des combats qui firent émerger la Belgique contemporaine, les discours communautaire et régional ne sont pas exempts de contradictions. Au sein du mouvement wallon, l’idée était répandue au début du XXè siècle que la victoire de 1830 avait été due aux volontaires accourus en armes des quatre coins de la Wallonie. Jules Destrée soutenait tout de go que « ce sont les Wallons qui ont fait la Révolution de 1830 » (cité p. 25). Un propos qui ne fut plus de saison quand la Communauté française loua l’action commune des Wallons et des Bruxellois (francophones) après la représentation fiévreuse de La muette de Portici. De ce qu’une partie de l’opposition à Guillaume Ier était motivée par des considérations linguistiques (l’emprise du néerlandais) est sortie cette étonnante alchimie où, dans l’imaginaire des uns et des autres, la lutte contre le « flamingantisme » est censée avoir commencé côte à côte avec… le peuple flamand de la capitale.
Le contenu symbolique du haut fait tiré du lot dès 1893 par le Nationaal Vlaamsch Verbond, officialisé en 1973 par la Communauté culturelle néerlandaise (actuelle Communauté flamande), n’est pas moins problématique. Dans la bataille des Eperons d’or, gagnée le 11 juillet 1302 par les milices dites « flamandes » contre l’élite de l’armée du roi de France Philippe IV le Bel, le mouvement flamand a voulu voir le chapitre majeur d’une longue conquête de la liberté contre des régimes étrangers oppresseurs. Mais outre que le comté de Flandre ne recouvrait qu’en partie la Communauté-Région d’aujourd’hui, avec par ailleurs un important versant roman (Tournaisis, Mouscron, Lille, Douai…), aucun historien, qu’il soit du Nord ou du Sud, n’ignore qu’à la tête de la piétaille révoltée contre les Capétiens se sont trouvés Gui et Jean de Namur ainsi que Guillaume de Juliers, fils et petit-fils de Gui de Dampierre, lui-même comte de Flandre et de Namur, alors que les Français étaient renforcés non seulement par le comte de Hainaut Jean d’Avesnes, mais aussi par Godefroid de Brabant, qui n’était ni plus ni moins flamand dans le sens actuel que les dynastes flandriens.

Dans les premiers temps de l’indépendance belge, c’est d’ailleurs la portée nationale de l’événement qui fut résolument mise en avant. En raison du plurilinguisme des combattants et de la défaite infligée à la France, régulièrement menaçante au cours du XIXè siècle, la bataille de Courtrai devint « une composante puissante de la culture historique et politique du pays » , selon les termes de l’historien Jo Tollebeek (cité p. 36). L’annexion par le Vlaamse Beweging est intervenue plus tard et s’est accompagnée d’un rejet de ce souvenir par les militants wallons, alors contempteurs de ce qu’ils tenaient pour une propension dans l’historiographie belge à privilégier le comté de Flandre et le duché de Brabant.
La Communauté germanophone et la Région de Bruxelles-Capitale ont, quant à elles, renoncé à trouver dans leur passé un fait qui soit commun et exclusif. En 1990, l’exécutif de l’Ostbelgien a déposé un projet de décret où il est déclaré que « seul peut logiquement être envisagé le 15 novembre, jour de la dynastie » . Aux opposants qui estimaient notamment, comme le déclara l’un d’eux, que c’était comme « empiler la fête des Mères et Noël » , les partisans de l’initiative répondirent, parmi d’autres arguments, que les Belges de langue allemande se trouvent « sous la protection toute particulière du chef de l’État en tant que minorité » (cités pp. 54-55). La date continue d’être remise en question de temps à autre, mais aucune solution de rechange n’a suscité un consensus jusqu’à présent.
Dernière venue sur l’échiquier institutionnel, la Région bruxelloise a jeté son dévolu sur le 8 mai, anniversaire de la capitulation allemande en 1945, négligé depuis que les deux guerres mondiales sont commémorées le 11 novembre. La proposition d’ordonnance votée en 2003 souligne la volonté de valoriser l’action en faveur de la démocratie et du multiculturalisme, de « s’inscrire dans notre volonté de développer une Région ouverte sur toutes les cultures et opposée aux extrémistes » (cité p. 65).
A noter que les fêtes fédérées, contrairement à leur aînée nationale, n’ont pas été érigées en jours fériés. Saisi en 2004 d’une demande d’avis sur ce point par le ministre de l’Emploi, le Conseil national du travail (CNT) répondit qu’ « il serait préférable de laisser aux secteurs et aux entreprises la possibilité de régler eux-mêmes cette question » (cité p. 10). Le gouvernement fédéral s’est rallié à cet avis et depuis lors, si la question a été relancée par diverses initiatives parlementaires, ce fut sans résultat.
Relevons enfin que des accommodations ici exposées, nous n’avons nullement l’apanage. Elles se retrouvent partout où des identités veulent s’affirmer, indépendamment des temps et des lieux. « A minima, précise Cédric Istasse, l’imaginaire collectif ne se préoccupe guère de conserver fidèlement la réalité des événements historiques dans lesquels il prend racine. A maxima, il adapte ou gomme sciemment les éléments qui ne correspondent pas ou plus aux thèses qu’il ressent le besoin de développer et de propager » (pp. 44-45). Le savoir ne doit pas empêcher de faire la fête, mais au moins pourrait-il aider à la faire lucidement.
P.V.
[1] Histoire, mémoire et identité: les fêtes nationales, régionales et communautaires en Belgique, Bruxelles, Centre de recherche et d’information socio-politiques (« Courrier hebdomadaire » , 2412-2413), 2019, 82 pp., p. 72.
[2] La Libre Belgique, 2 janv. 2003.
[3] Histoire du sentiment national en Belgique des origines à 1918, t. 1: Les racines de la Belgique. Jusqu’à la Révolution de 1830, Bruxelles, Racine, 2000, p. 228.