Il y avait comme un Pépin

Un fils de Charlemagne impliqué dans une conjuration contre lui: sujet épineux pour les chroniqueurs de l’époque et ultérieurs! La figure du renégat Pépin le Bossu a été, au fil du temps, tantôt noircie à souhait, tantôt presque réhabilitée, en fonction des nécessités liées à la conjoncture politique (792-887)

   Faut-il professer avec Benedetto Croce que « toute histoire est contemporaine » ? La propension a adapter cette dernière au contexte et aux exigences du présent caractérise en tout cas, sans conteste, les chroniqueurs du haut Moyen Age (on a heureusement fait, depuis, quelques progrès scientifiques). Pour illustrer cette dépendance, un beau cas nous est fourni par les différents portraits et récits consacrés au fil du temps à Pépin le Bossu.

   De ce fils de Charlemagne et prétendant au trône du royaume des Francs, on sait avec certitude qu’il complota contre son père en 792, que l’entreprise échoua et qu’il termina sa vie à l’abbaye de Prüm (Rhénanie-Palatinat), où il mourut en 811. Brodant sur ce canevas, les écrivains de l’époque et ultérieurement ont fait preuve, comme le montre Bart van Hees (Bergische Universität Wuppertal), d’une grande liberté couplée à un sens affiné de l’opportunité [1]. C’est que l’enjeu était de taille, à la mesure du retentissement d’un épisode qui avait jeté une lumière crue sur la fragilité de la dynastie.

Une représentation du complot contre Charlemagne datée du XVIIIè siècle. Un témoin caché derrière un pilier surprend l’assemblée des conjurés, dont il rendra compte à Charlemagne. (Source: dessin de Jean-Michel Moreau dit le Jeune, dans Jacques-Philippe Le Bas, « Figures de l’histoire de France… » , planches pour l’abbé Garnier, Paris, 1778, n° 68, notice détaillée in Bibliothèque nationale de France)

   Comme on le sait, le futur Empereur d’Occident a favorisé une efflorescence de lettrés (la « renaissance carolingienne » ) dont les écrits exerçaient, par le biais des lectures publiques, une influence débordant du milieu des élites cultivées. L’affaire Pépin n’a pas donc pas tardé à inspirer des relations soucieuses à la fois de crédibilité et de l’effet produit. Ainsi pour les Annales de Lorsch (Annales Laureshamenses), du nom d’une abbaye en Hesse, dont l’auteur inconnu n’a pas peu contribué à la mauvaise réputation du conspirateur, qu’il compare au personnage biblique d’Abimélech, fils naturel de Gédéon et félon envers ses frères. Pour que le parallèle soit complet, Pépin est présenté ici comme le fils d’une concubine de Charles le Grand et non comme un héritier légitime, ce que les autres sources antérieures à 792 ne confirment nullement (sauf une, mais sujette à caution). Le simple fait d’avoir reçu le même nom que celui du fondateur de la lignée, Pépin le Bref, constitue un indice de légitimité plutôt que de bâtardise.

   Dépendante du texte précédent, la Brève chronique de Lorsch (Chronicon Laurissense breve), due sans doute à un moine en 806 ou 807 (donc toujours du vivant de Pépin), s’en distingue par un souci marqué de faire apparaître la famille carolingienne comme unie et harmonieuse. La rédaction n’est sans doute pas pour rien contemporaine de l’Ordinatio imperii (806) par lequel Charlemagne partage ses territoires entre ses fils, « le Bossu » étant bien entendu hors jeu. « Pour l’écrivain, remarque Bart van Hees, il ne s’agissait pas tant de noircir Pépin en soi que de l’utiliser comme un instrument pour souligner la légitimité des autres fils de Charlemagne » . L’accent se déplace vers ce dernier, le pater familias qui, dans un accès de miséricorde, sauve la vie de Pépin condamné à mort avec ses complices. En outre, il reçoit ensuite la tonsure qui l’éloigne définitivement de la scène royale, ce qui n’était pas le cas dans le récit précédent où lui était conféré le « grade » non de moine mais de clerc.

« Charlemagne partage son royaume entre ses trois fils » , mais Pépin le Bossu ne figure pas parmi eux. (Source: enluminure tirée des « Grandes chroniques de France » , XVè siècle, musée Condé, Chantilly, © Bridgeman-Giraudon, dans Alessandro Barbero, « Charlemagne. Un père pour l’Europe » (2000), trad. de l’italien, Payot & Rivages (« Biographie » ), 2004, pp. 236-237)

   En apparence, la Vie de Charlemagne (Vita Caroli Magni) d’Eginhard [2], œuvre située dans le premier tiers du IXè siècle, participe de la construction d’une image négative du fils renégat. A l’historien, figure marquante de la cour, qui a eu accès aux archives royales et aux versions antérieures, Pépin devra d’avoir été désigné pour la postérité par sa déformation dorsale, peut-être exagérée, en tout cas de nature à le tourner en ridicule. Et pourtant, la même source nous dit qu’ « après la découverte du crime et la condamnation des conjurés » de 792, Charles « accorda à Pépin, une fois tondu, la permission de se consacrer désormais, de bon gré, à la vie religieuse dans le monastère de Prüm » [3]. Autorisé, donc, mais non contraint… Des circonstances atténuantes lui sont par ailleurs reconnues, particulièrement le climat de sédition suscité par les crimes attribués (mais non précisés) à Fastrade, épousée par son père après la mort de Hildegarde. La trahison, en outre, ne serait pas venue, ou pas exclusivement, d’un Carolingien: la maison n’est ainsi pas trop éclaboussée par l’offense. Le fils, désespéré par la cruauté de sa belle-mère, se serait laissé pousser aux extrémités par des membres de la noblesse franque. Dans ce qui a toutes les apparences d’une tentative de réhabilitation, on constate d’autre part qu’aucune intention parricide n’est envisagée. Même l’infirmité physique du personnage pourrait bien n’être évoquée que pour expliquer qu’il ne soit pas devenu évêque de Metz (les handicaps graves fermant l’accès au sacerdoce) en échange du renoncement à participer au partage du royaume, comme Charlemagne en aurait caressé le projet.

   Dernière source retenue dans la présente étude, la Vie de Charlemagne (Gesta Karoli Magni) du bienheureux Notker le Bègue, moine de Saint-Gall (Suisse), est plus tardive, située entre 883 et 887, et intervient dans une conjoncture politique très particulière. Charles le Gros, empereur d’Occident, arrière-petit-fils de Charlemagne, dernier descendant légitime du Regnum Francorum, n’a pas de descendance dans le cadre conjugal et doit dès lors faire reconnaître comme héritier un fils né de ses ébats avec une concubine. En quête laborieuse de précédents convaincants, Notker, qui connaît la Vita d’Eginhard, trouvera-t-il le moyen de récupérer ce mouton noir de Pépin ? A supposer admise la thèse de sa conception hors mariage, il reste du pain sur la planche pour le rendre tant soit peu présentable. A cette fin, la Gesta, tout en faisant du « bossu » un « nain » par surcroît et en admettant qu’il n’a pas répondu aux espoirs fondés en lui, s’applique néanmoins à réconcilier le rejeton et son géniteur. Selon la reconstruction de Notker, une révolte serait survenue peu après 792, qui aurait amené l’Empereur désemparé à envoyer des émissaires pour prendre conseil auprès de Pépin. Pas vraiment coopérant, celui qui était alors occupé à arracher les mauvaises herbes pour faire place aux bonnes dans le jardin de son abbaye, aurait seulement dit: « Je n’ai pas de message pour lui, si ce n’est ce que je fais » . Mais c’était assez pour que Charlemagne comprenne qu’il devait débarrasser ses terres des traîtres afin que puissent croître de meilleurs sujets. Happy end ou presque pour Pépin qui, en récompense, aurait été autorisé à se choisir une communauté au régime moins austère, en l’occurrence celle de Prüm. « Notker, commente Bart van Hees, semble vouloir dire par là que les fils illégitimes, s’ils sont loyaux à leur père, peuvent être d’une grande importance pour assurer la continuation de la lignée » . Le lecteur aura compris: Bernard, le fils de Charles le Gros, peut faire l’affaire.

   Devant ces multiples regards sur l’intrigue et le principal intrigant se pose naturellement la question de savoir quel fut celui du Souverain lui-même. La réponse pourrait se trouver, si on l’interprète correctement, dans un acte de 797 où il affirme que Pépin, sous l’influence du diable, se révolta contre lui. « Cela rend peut-être un son grave, note le chercheur, mais c’était une manière assez neutre de montrer comment un homme le plus souvent bon pouvait faire des choses stupides » . En outre, Pépin n’est dans ce document ni le fils d’une concubine, ni un scélérat, ni un moine, ni un bossu, ni un nain: il est simplement « mon fils Pépin » (« Pippinus filius noster » ). Le maître de l’Europe pouvait, en d’autres circonstances, se montrer impitoyable. A-t-il fait peser dans la balance que celui qui avait voulu attenter à son pouvoir, voire à ses jours, était malgré tout son enfant ?

P.V.

[1] « Van prins tot zwart schaap en terug. Koningszoon Pippijn in de Karolingische geschiedschrijving » , dans Tijdschrift voor Geschiedenis, vol. 134, n° 2, Amsterdam, août 2021, pp. 216-229, https://doi.org/10.5117/TVG2021.2.004.HEES (en libre accès). [retour]

[2] « Einhard » serait la forme correcte, mais « Eginhard » l’a supplantée dans l’usage. [retour]

[3] Je cite d’après la traduction dirigée par Michel Sot & Christiane Veyrard-Cosme, nvelle éd., Paris, Les Belles Lettres (coll. « Les classiques de l’histoire au Moyen Age » , vol. 53), 2014, 20, p. 49. [retour]



Une réflexion sur « Il y avait comme un Pépin »

Laisser un commentaire