Un regard burundais sur la colonisation

Si les Belges ont installé l’élite tutsie aux échelons indirects de l’administration avant d’effectuer un tournant prohutu dans les années ’50, la question des responsabilités dans la montée des antagonismes reste ouverte. Les progrès matériels accomplis pendant cette période sont reconnus, mais les méthodes font polémique (1916-1962)

   A l’issue de la Première Guerre mondiale, la Société des nations (SDN) fit du Ruanda-Urundi – selon la graphie de l’époque – des territoires sous mandat confiés à la Belgique. L’organisation internationale entérinait ainsi l’occupation des protectorats jusqu’alors allemands par les troupes venues du Congo belge voisin. En 1925, les deux royaumes furent rattachés à notre colonie initiale et en formèrent la septième province. Leur indépendance fut proclamée en 1962.

   De cette période de quelque 45 années traite amplement le deuxième volume d’une nouvelle histoire du Burundi qui en compte trois [1]. Son auteur, décédé en 2009, fut directeur général au ministère de l’Information à Bujumbura avant de travailler dans différentes sociétés privées. Il n’était pas formé à la recherche scientifique et la tonalité d’ensemble de l’ouvrage est plus militante qu’académique. L’abondance des erreurs orthographiques et factuelles – citons seulement ce prétendu « mandat que le roi Léopold II avait reçu de la SDN » (p. 18), alors que cette dernière fut créée plus de dix ans après sa mort – donnent l’impression d’une édition réalisée à la va-vite bien que posthume. Si je m’y suis néanmoins arrêté, c’est par souci de prendre aussi en compte le regard africain sur notre passé commun.

   Dans cette région du monde, les questions d’ethnicité ne tardent jamais à venir à l’avant-plan, fût-ce sur le mode du déni. Selon le récit national de Janvier Ndikumana, les antagonismes entre composantes de la population, inconnus dans le Burundi ancien (dont la présentation peut être qualifiée d’angélique), sont un héritage exclusivement colonial. Le nationalisme hutu a ensuite débordé du Rwanda et les déboires de la vie politique postcoloniale, avec ses coups d’Etat à répétition et ses violences à grande échelle, plongent leurs racines à l’extérieur du pays.

   Sur les conditions de vie sous le règne des mwamis avant la fondation de l’éphémère Deutsch-Ostafrika, les hypothèses abondent plus que les thèses. Si la différenciation entre Tutsis (aristocrates éleveurs) et Hutus (agriculteurs) remonte bien à cette époque, il paraît avéré que la frontière entre les deux groupes n’était pas étanche. Les mouvements migratoires en amont de la présence blanche constituent, en revanche, un sujet sensible puisqu’il implique que les ancêtres des autochtones actuels furent eux-mêmes des conquérants (pp. 46-52). Et qu’en somme, « tout le genre humain est prédisposé au racisme » (p. 204)… Les Burundais, contrairement aux Congolais, furent néanmoins épargnés par le trafic d’esclaves organisé par des Arabes à partir de la rive tanzanienne du lac Tanganyika (Ujiji), les chefs locaux ayant été « vigilants et intraitables sur la question » (pp. 28-29).

   Les Allemands, après avoir exploité les rivalités entre les familles princières et le roi Mwezi Gisabo, prirent appui sur les hiérarchies existantes. Le « divide et impera » a été de même, avec le paternalisme, la base de la politique coloniale belge, selon notre auteur. Le Mututsi (ou Tutsi) « devait être confirmé comme créature de haut rang » (p. 89). Des théories raciales, en vogue à la fin du XIXè siècle et au début du XXè, étaient invoquées à l’appui, dépeignant les dominants comme « intelligents, maîtres d’eux-mêmes, sans pitié ni scrupule, méfiants, hautains mais parfois humbles et modestes » (cité p. 82), les dominés étant sans manières et naturellement asservis.

   Rien d’étonnant si des études physionomiques, assorties de mesures anthropométriques, firent florès: des savants distingués usaient aussi de ces critères, chez nous, pour comparer les races flamande et wallonne! Sur le terrain, les agents ne faisaient pas nécessairement grand cas de ces intellections livresques. Pierre Ryckmans, qui mit en place la tutelle belge sur l’Urundi, s’en moquait en ces termes: « Le résultat final c’est un portrait du primitif où personne ne reconnaît plus le modèle. Un être composite où il entre, avec beaucoup de fantaisie du rouge, du brun, du noir, du jaune, un peu de préhistoire et peut-être même un peu de glozelien » (cité p. 65 – le dernier terme fait référence aux controverses suscitées par les fouilles archéologiques menées sur le site de Glozel, dans l’Allier en France).

Assis au centre, le prince Ntarugera, qui assure la régence pour le jeune roi Mwambutsa IV (qui a succédé à son père en 1915 mais devra attendre 1931 pour être investi des pleins pouvoirs). Debout derrière, Pierre Ryckmans, futur gouverneur général du Congo belge et du Ruanda-Urundi, alors chargé de mettre en place la tutelle belge sur l’Urundi. (Source: « Jimbere Magazine » , Bujumbura, Burundi)

   Du reste, ce n’est pas le seul principe du « diviser pour régner » qui a conduit à valoriser le cadre monarchique et aristocratique traditionnel: c’est aussi la simple nécessité de créer un échelon indirect d’administration. Le pouvoir belge s’est appuyé sur les chefferies locales, tout en faisant monter une nouvelle génération formée dans les écoles coloniales. Chemin faisant, la conviction s’est toutefois imposée que ce modèle social protutsi ne pouvait perdurer. Le tournant coïncide avec la nomination du vice-gouverneur général Jean-Paul Harroy, en 1955, mais il fut à deux vitesses. Alors que les Hutus étaient admis massivement dans l’ascenseur au Rwanda, le processus n’était qu’amorcé au Burundi quand sonna l’heure de la décolonisation. « Le hutisme restait quelque chose à créer, un objectif à moyen ou long terme, qui s’y développerait avec le temps » (p. 242), non sans crainte que dans l’intervalle, le vide créé par le départ de la puissance tutélaire soit rempli par les forces communistes alors en embuscade. « En 1958, écrira Jean-Paul Harroy trente ans plus tard, rares étaient encore parmi nous – en étais-je ? – ceux qui percevaient que les évolutions observées dans ces deux pays que nous avions si longtemps traités en frères jumeaux, commençaient à diverger sérieusement… » (cité p. 281). Contrairement à ce qui advint au Rwanda, les élections de 1960 (communales) et 1961 (législatives) confirmèrent au Burundi la position des élites tutsies.

Un comité électoral installé pour le scrutin communal de 1960. (Source: photo Rudipresse, dans « Dictionnaire d’histoire de Belgique » , dir. Hervé Hasquin, 2è éd., Namur, Didier Hatier, 2000, p. 85)

   Tout patriotique que soit son propos, Ndikumana laisse ouverte la question des responsabilités dans la montée des antagonismes: faut-il l’attribuer « aux maladresses des civilisateurs ou à l’incurabilité des candidats à la « civilisation » ?  » (pp. 204-205) Sur le bilan global de notre présence, l’essayiste n’est pas moins prudent, faisant état d’une opinion paradoxale des Burundais, « douloureuse d’un côté, bonne et admirative de l’autre » (p. 9), ajoutant que « les progrès matériels tirés de la colonisation sont éloquents par eux-mêmes et n’ont pas besoin de nos plumes pour être constatés » (p. 10). C’est d’ailleurs l’essor économique qui a contribué, avec l’accès à la scolarisation, à la promotion des Hutus et à leurs revendications subséquentes dans les années ’50.

   Est en cause, par contre, l’option pour la manière forte, surtout au début, à l’égard d’un peuple supposé incapable de comprendre. « Les cultures obligatoires, essentiellement le manioc et la patate douce, étaient destinées à éviter au pays la récidive des famines chroniques. En combinant l’action évangélique avec une campagne judicieuse d’explications en faveur de ces plantes, il y avait moyen de venir à bout des interdits alimentaires, à une vitesse au moins égale à celle de la progression du christianisme. Mais le « père » colonial préféra la solution de facilité, consistant à faire usage du fouet. C’est à cette même technique qu’il eut recours, lorsqu’il fallut vulgariser les cultures de rapport, le café et le coton en l’occurrence » (pp. 141-142). En filigrane dans ces lignes, il y a le contraste, que l’auteur ne manque pas d’expliciter ailleurs, entre la brutalité des administrateurs laïcs et la pratique des missionnaires chez lesquels prévalait « le même paternalisme » , mais qui « partaient d’une philosophie à base d’amour, de charité et d’égalité devant Dieu » (p. 137). Celle-ci leur fit recourir avec succès au dialogue et à la persuasion, facilités par leur connaissance du kirundi. Il est noté par ailleurs que la formation donnée alors au Grand Séminaire de Burasira atteignait un niveau scientifique et culturel dont on chercherait en vain l’équivalent soixante ans après l’indépendance (p. 266).

   In fine, l’historien autodidacte instruit à charge le dossier du meurtre de Louis Rwagasore, fils du Roi et leader issu des premières élections, à la tête de l’Union pour le progrès national (Uprona). Mis en parallèle avec la mort jugée suspecte du mwami Mutara III au Rwanda et l’assassinat du Premier ministre Patrice Lumumba au Congo, l’événement est inscrit dans le contexte de l’hostilité à la décolonisation, dont chacune de ces figures serait « une victime expiatoire » (p. 340). Les recherches menées sur ce sujet mettent évidemment bien d’autres facteurs en évidence, parmi lesquels les luttes entre factions politiques internes, les forces centrifuges à l’œuvre dans certaines régions, les intrigues de la Cour, l’irréalisme de la Constitution… ainsi, bien sûr, que les stratégies ethniques, même et surtout quand elles relevaient du non-dit.

   En 1972, les massacres perpétrés sous le pouvoir tutsi firent entre 100.000 et 300.000 morts, décapitant les cadres des Hutus dont quelque 200.000 survivants prirent les chemins de l’exil. Ainsi s’ouvrait en Afrique centrale, sans que les instances internationales s’en émeuvent outre mesure, un chapitre génocidaire dont nous ne connaissons que trop les suites, des sources du Nil aux Mille collines.

P.V.

[1] Janvier NDIKUMANA, Les trois Burundi, t. II: La période coloniale. L’Urundi de Digidigi ou le Burundi des Blancs, Paris, L’Harmattan (coll. « Etudes africaines » , série « Histoire » ), 2021, 354 pp. [retour]


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