Des siècles de vie avec les loups

Leur retour dans nos régions a stimulé la recherche historique les concernant. Parmi les questions posées, celle de savoir si les guerres les ont attirés et les ont rendus plus dangereux pour les humains. Les déclins démographiques ont créé des espaces qu’ils ne tardaient pas à occuper (1000-1900)

   Le 10 août dernier, le réseau du service public de Wallonie compétent en la matière confirmait la naissance de cinq nouveaux louveteaux dans les Hautes Fagnes. Leur père avait été repéré pour la première fois en 2018, l’année qui vit les biologistes et environnementalistes de Belgique et des Pays-Bas faire état de la présence des premières meutes dans les deux pays, après une absence de plus d’un siècle. Ce retour, les questions qu’il soulève et les avis en tous sens qu’il suscite n’ont pas manqué de booster la recherche historique sur le sujet. Comment, des siècles durant, avons-nous coexisté avec les loups ?

   Ainsi que le rappelle Sander Govaerts (Fonds de la recherche scientifique – Flandre et Université de Gand), on ne manqua pas d’admiration, dans les sociétés européennes antiques, devant la force, l’endurance, l’intelligence des indomptables cousins des chiens [1]. Au Moyen Age, ce regard positif a pu perdurer, au moins parmi les nobles, comme en témoigne la présence des canidés dans maintes armoiries. Mais il en alla tout autrement dans l’opinion populaire où, sous l’influence des clercs notamment, le canis lupus devint un symbole du mal, étant sous nos cieux la seule espèce susceptible de prendre l’homme pour proie – avec l’ours brun, mais celui-ci disparut dès le XIIIè siècle.

   Le déclin démographique qui avait accompagné la fin de la civilisation gallo-romaine n’était sans doute pas étranger à cette montée de l’hostilité. La nature sauvage et les animaux qui lui sont liés avaient repris le pas sur d’importants espaces cultivés, qu’il fallait à présent reconquérir. Tout, alors, était bon pour accabler la bête. Au début du XIè siècle, Egbert de Liège, écolâtre de l’école de la cathédrale Saint-Lambert, écrivait le conte De puella a lupellis servata (La petite fille épargnée par les loups), considéré comme un embryon du Petit Chaperon rouge. S’il n’était pas redoutable, le prédateur devait être singulièrement stupide, comme l’Ysengrin du Roman de renart. Mais en règle générale, on ne rigolait pas. Charlemagne, déjà, avait fait instituer les premiers louvetiers (luparii).

   Un thème paradoxal, récurrent dans les sources narratives depuis cette époque, a retenu particulièrement l’attention de Sander Govaerts: le lien entre les états de guerre et la croissance des populations lupines, voire de leur propension à s’attaquer aux humains. Une des plus anciennes mentions du phénomène est due au cistercien allemand Césaire de Heisterbach, qui en fit état dans la région d’Aix-la-Chapelle au temps de Philippe de Souabe, couronné deux fois (anti-)roi de Germanie, en 1198 et 1205,  période pendant laquelle on combattit ferme. Quant à la cause, elle ne semblait plus faire de doute au XIVè siècle, quand Gaston III de Foix, dit Phébus, dans son célèbre Livre de la chasse, affirmait que les loups se faisaient mangeurs d’hommes après avoir goûté aux corps laissés sur les champs de bataille. Encore renforcée en 1477 par la découverte du cadavre de Charles le Téméraire, mutilé par des canidés après l’escarmouche qui lui coûta la vie près de Nancy, la version n’a cessé d’être réitérée jusqu’au XIXè siècle.

Cette gravure à l’eau-forte de l’artiste belge Edgar Baes (1837-1909) représente une meute de loups s’attaquant à un cheval laissé blessé sur un champ de bataille. (Source: Rijksmuseum Amsterdam, object nr. rp-p-1909-2069, dans n. 1, p. 16)

   Pendant la guerre civile et les invasions françaises subies par le comté de Flandre (1483-1493) ainsi que pendant la guerre de Quatre-Vingt ans (1568-1648), la corrélation inspire mesures et explications. Dans le bailliage de Bois-le-Duc ( ‘s-Hertogenbosch), les habitants reçoivent en 1486 le droit de faire sonner les cloches de l’église pour appeler à la chasse aux loups. Le rendement des chasseurs ducaux, pour lesquels une taxe est prélevée chez les éleveurs de bétail, a été jugé insuffisant. Dans la châtellenie du Franc de Bruges, qui s’étend autour de la cité des Breydel et de Coninck, le nombre annuel moyen des récompenses octroyées par animal abattu passe de 11 en 1480-1490 à 35 en 1490-1500. Au cours des six années qui suivent le siège d’Audenarde en juillet 1582, 114 personnes sont tuées ou blessées pour avoir fait la mauvaise rencontre dans les 33 paroisses de la châtellenie.

   Dans le contexte de la chasse aux sorcières, qui culmine à la fin du XVIè et au début du XVIIè siècles – malgré la réprobation de moult autorités de l’Eglise –, la peur du loup n’est certes pas étrangère à la multiplication des procès et parfois des exécutions d’hommes soupçonnés d’être des loups-garous. Dans les années 1813-1814 encore, les meutes prolifèrent en même temps que pénètrent chez nous les armées coalisées contre Napoléon. Un hiver rude pousse en outre les carnivores à chercher la nourriture plus près des zones habitées. Trois ans auparavant, dans la région de Roermond, l’agression tragique de onze enfants a été attribuée par le sous-préfet à des loups venus d’Allemagne où les campagnes récentes avaient pu les accoutumer à la chair humaine.

   D’autres cas, cependant, ont mis le lien causal en question. Le conflit entre les duchés de Juliers et de Brabant, en 1398-1399, n’a pas eu d’effet notable sur la présence et le comportement de l’espèce tant crainte. La superficie concernée était certes très réduite, mais on ne peut en dire autant de la guerre de la Succession d’Autriche (1740-1748), qui impacta une grande partie des anciens Pays-Bas, sans qu’il y ait d’indices d’une croissance significative du loup. C’est qu’il y a lieu de prendre en compte d’autres facteurs que celui des corps non inhumés, qui retint l’attention de nos ancêtres. La dépopulation des villes et villages frappés par les troubles et la diminution consécutive des activités de chasse ont créé des espaces, dans les Ardennes notamment, occupables par des animaux dotés d’une grande capacité d’adaptation.

   Sous cet éclairage, l’absence de retombées zoologiques de l’affrontement des puissances au XVIIIè siècle autour du « gâteau » habsbourgeois pourrait s’expliquer par les efforts consentis alors pour empêcher ou réduire les violences et les pillages des forces armées, dont les civils faisaient les frais. Ceux-ci étaient donc moins enclins à fuir et les activités de chasse n’étaient pas interrompues. Même quand ils se donnaient libre cours, les ravages de la guerre ont été sans conséquences là où les conditions écologiques n’étaient de toute manière pas favorables aux prédateurs. Dans la Hesbaye trop densément peuplée pour leur convenir, ce sont les chiens, selon les chroniqueurs contemporains, qui jetèrent leur dévolu sur les morts après la bataille de Steppes (Gingelom, 1213) et de même après le sac de Bilzen (1483).

   Avec le temps, les leûs se sont de plus en plus repliés dans leurs sanctuaires ardennais et campinois, jusqu’à l’extermination des derniers sujets à partir des années 1860. Quant aux cas d’attaques de vivants, ils ne doivent pas être quantitativement surestimés, même s’ils avaient de quoi impressionner l’opinion et justifièrent l’organisation de grandes battues à la militaire – souvent pour de maigres résultats – jusqu’au début du XIXè siècle.

Tête d’une louve tuée en 1866 à Habay-la-Neuve par Auguste de Bellefroid d’Oudoumont. (Source: coll. Famille de Beaulieu, Rochefort, dans n. 2, p. 102)

   L’historien n’en prévient pas moins: « La pire des choses que nous pourrions faire actuellement serait de sous-estimer ces animaux remarquables, particulièrement la capacité des loups à surmonter les stratégies humaines en vue de les contrôler et de permettre à leurs ennemis de recommencer leur guerre millénaire » . En 1937, l’inauguration d’une plaque commémorative de la mort du dernier loup grand-ducal offrit à l’ingénieur poète Sepp Thill l’occasion d’une méditation, inscrite quant à elle dans le contexte imaginaire des ultimes conflits intra-humains et de leurs dévastations:
« Quand les forêts à nouveau repousseront,
Qu’aucune hache ne les défrichera,
Alors il y aura de la joie, Messieurs,
Alors nous reviendrons » [2].

P.V.

[1] « Wolves and Warfare in the History of the Low Countries, 1000-1800 » , dans BMGN – Low Countries Historical Review, vol. 137-1, Amsterdam, 2022, pp. 4-27, https://bmgn-lchr.nl/article/view/7038/13312 (en libre accès). [retour]

[2] Ballade Dem Wollef sâi Plädoyer, trad. par Margot Vandersmissen & Jean-Jacques Aubertin d’Athus, citée in Marie-Hélène DELGUSTE – Van der KAA, Histoire des loups dans les deux Luxembourg, Rossignol, Histoire collective, 2003, pp. 159-160. [retour]

Laisser un commentaire