« L’ont a mieux aimé préférer le bien de la paix et de la solitude et, s’il le faut ainsy dire, Dieu aux hom[m]es » . Ces mots sont de la main d’une religieuse du XVIIè siècle, une annonciade céleste, qui pouvait aussi avoir vent d’échos négatifs de l’extérieur: « Souvent le monde improuve ce que Dieu approuve » .
Sa communauté, d’abord installée à Tongres en 1640, s’est établie « au fauxbourg d’Avroy lez Liège » en 1677, suite à l’incendie de la maison initiale. De la même famille religieuse existait déjà en Cité ardente un autre monastère, fondé en 1627 à l’intérieur des remparts, dans l’ancien quartier de l’Ile. De l’un et l’autre établissements, les célestines – comme on les appelait familièrement dans nos régions – laissèrent des mémoires où, avec franchise, elles se faisaient les historiennes de leur ordre. Dans ces sources peu connues mais abondantes s’est plongée Marie-Elisabeth Henneau (Université de Liège), en y cherchant les raisons que pouvaient avoir ces femmes de sortir du monde… ou d’y retourner [1].
Quel qu’il soit, le choix était ici plus lourd de sens que dans maints couvents urbains s’apparentant à l’époque à des salons boulevardiers. Tout à l’opposé, les annonciades, fondées à Gênes par Maria Vittoria Fornari en 1604, avaient porté au plus haut degré l’exigence de « ne traitter avec les séculiers qu’au moins qu’il leur sera possible » , selon les termes de leurs Constitutions. En robe blanche, scapulaire, manteau et sandales bleues, vouées à une réclusion rigoureuse pour mieux se consacrer à la contemplation du Verbe incarné, elles devaient être « parfaictement destachées de leurs parens » . Elles ne pouvaient parler à grilles ouvertes qu’avec ces derniers, et pas plus de trois jours par an. La clôture était érigée au rang d’un quatrième vœu, s’ajoutant à l’obéissance, la pauvreté et la chasteté.

Les pressions pour ouvrir des brèches dans la forteresse n’ont certes pas manqué, dès les débuts. Ainsi la comtesse Gabrielle de Gadagne, bienfaitrice de la congrégation à Lyon, menaça-t-elle de reprendre ses biens si elle ne pouvait y demeurer à sa guise. Certaines adaptations furent bien consenties mais, ainsi que l’écrivit la prieure de Gênes à celle de Liège en 1634, la norme du retrait du monde devait être maintenue « même avec la perte de l’amitiez de ces dames et princesses » .
A lire les confidences des « apôtresses » (expression de saint François de Sales), la perspective de se « mettre à couverts du tumulte et des embaras du monde » (Annales de Liège-en-Ile) peut avoir motivé plus que dissuadé à demander l’admission, d’abord au noviciat, soumise à des conditions strictes. Mais la vocation, loin de toujours s’imposer comme une évidence dès le plus jeune âge, pouvait aussi effrayer. Bien avant d’aller frapper à la porte du cloître de Tongres, la future sœur Liminis Mathias Vandendweye a été témoin de la prise d’habit d’une annonciade. Au papier, elle confie en avoir eu « si grande horreur qu’il luy sembloit qu’elle laisseroit plustot mettre à un[e] chaine dans un bois que de se rendre r[eligieu]se » (Annales d’Avroy).
Souvent, les textes font état de l’arrachement douloureux à l’affection de parents éprouvés de voir leur fille opter pour une règle aussi dure. En 1628, le père de la sœur Marie Emmanuel Le Beau « conçut une tristesse si vifs et une douleur si pénétrante que, retourné chez luy, il en tomba grièvement malade » (Liège-en-Ile). Certains se sont violemment opposés à l’entrée en religion de leur enfant. On s’est sans doute longtemps souvenu, à Avroy, de l’arrivée rocambolesque de la sœur Marie Madeleine Séraphine Gosuin qui, en 1683, « échela la muraille et se jeta dans le jardin » (du couvent). Une fois reçue, avec l’accord de l’évêque mais sans l’acquiescement de son père, elle fut menacée et injuriée par ce dernier, « tirant son épée contre la grille » (Avroy).
Dans le langage de notre temps, Marie-Elisabeth Henneau souligne « le désir de ces femmes de se libérer de l’emprise d’un entourage envahissant et leur vigilance à vouloir sauvegarder leur liberté d’agir et de penser » . Certaines novices, il est vrai, finissent par céder à leur famille. C’est le cas, en 1635, de Marie Anne Vandensteen qui « sortit du cloistre par la porte après y avoir entrez par la fenestre » (Liège-en-Ile). Les conflits s’enveniment une fois que s’y mêle la question des dots, laquelle prête moins à sourire quand on sait que la survie de la communauté peut en dépendre. Les procès opposant les annonciades de Liège-en-Ile à la riche famille de Jeanne Quintin, morte en 1633, se prolongeront jusqu’en 1666.
Les départs ? Ils sont évidemment fréquents pendant la période probatoire, faite pour que s’opère le tri. En-Ile, en sept ans, 32 filles se sont présentées « hors lesquelles » la prieure « en remist sept à la porte » . Les refus et renvois (il faut l’assentiment des deux tiers de la communauté) peuvent susciter « la plus terrible désolation » chez la refusée (Liège-en-Ile). Ils sont motivés par le constat de déficiences – physiques ou mentales – ou du manque de « simplicité et [de] fermetez » (Avroy) ou encore d’une absence totale de vocation. Certaines postulantes trouveront à se réorienter vers des monastères moins sévères.

Les écrits des Liégeoises font état d’un cas d’ « agrégation forcée » en 1689, quand elles apprennent que le prince-évêque disposera désormais du droit « de placer un sujet dans [chaque couvent] pour sa bienvenue à la principauté » . Les contemplatives se voient ainsi contraintes, à leur grand dépit, d’accueillir Claire Isabelle Seny, la protégée de Jean-Louis d’Elderen. On ne trouve pas traces, en revanche, de demandes d’annulation de vœux pour avoir été prononcés sous la contrainte. Pas de procès comparable à celui qu’ont connu les annonciades de Besançon avec la sœur Marie Anne Angélique Amey, professe en 1752 et dévêtue en 1770. La maison en-Ile n’en a pas moins reçu, entre 1643 et 1670, « une flétrissure dont on eut bien de la peine à faire revenir le public » , selon le récit de l’annaliste rédigé un siècle plus tard. Souffrant d’un « défaut de maturité » , Marie Alexis Rolland avait fait le mur pour retourner chez son père, médecin bien connu de la ville. Dans l’incapacité de gérer sa folie, celui-ci la ramena au couvent en carrosse, en lui mentant sur la destination. Très vite, l’opinion s’en émut et tint les nonnes pour complices de ce recours à la ruse et à la coercition. Pour couper court à la rumeur selon laquelle la malheureuse « s’étoit détruite par desespoire » , il fallut ouvrir la clôture puis afficher aux carrefours de la ville les résultats d’un examen de l’intéressée par le vicaire général et deux échevins de justice. Elle est, en fait, morte dix ans plus tard, sans avoir retrouvé la raison. Les bruits malveillants continuèrent cependant, sans toutefois que le recrutement de la communauté en souffre.
Jusqu’à la fin du XVIIIè siècle, il n’en a jamais manqué pour accepter, comme les Constitutions les en avertissaient, de « souffrir ce qu’il faudra pour l’honneur de Dieu et pour l’obéissance des Supérieurs » . L’Annonciade est demeurée florissante, comme nombre d’ordres créés dans le contexte de la Contre-Réforme sur la « dorsale catholique » qui, du Nord de l’Italie aux Pays-Bas méridionaux, faisait face au monde protestant. Il pouvait y avoir de la distance entre les célestines de l’Ile, qui s’étaient développées dans l’ombre de la Compagnie de Jésus (les Constitutions furent rédigées par un jésuite), et celles d’Avroy dont le janséniste Antoine Arnaud avait l’oreille. Mais on y chercherait en vain La religieuse de Diderot!
P.V.
[1] « Entrer en clôture… ou en sortir. L’écriture de la vocation à la vie cloîtrée chez les annonciades célestes » , dans L’exception et la Règle. Les pratiques d’entrée et de sortie des couvents, de la fin du Moyen Age au XIXè siècle, dir. Albrecht Burkardt & Alexandra Roger, Rennes, Presses universitaires de Rennes (coll. « Histoire » ), 2022, 348 pp., pp. 135-148, http://books.openedition.org/pur/161092 (en libre accès). [retour]