Comment vivre en France sans perdre son âme

Tel fut le défi posé par l’ampleur de l’immigration belge, flamande surtout, vers le très laïque Hexagone. Les œuvres d’encadrement religieux et social ont fait florès en milieu rural, mais moins à Paris ou dans le Lillois. Et sans pouvoir empêcher la dilution de la deuxième génération dans le creuset français… (XIXè-XXè siècles)

   En 1886, dans le département français du Nord, près d’un habitant sur cinq était de nationalité belge. A Roubaix, la proportion atteignit même le pic d’un sur deux. A Paris, à la même époque, nos compatriotes étaient plus de 45.000 et constituaient le groupe étranger le plus nombreux, avant d’être dépassés par les Italiens. Aux établissements définitifs s’ajoutaient l’émigration temporaire et le travail frontalier. Les arrivants venaient en grande majorité de la partie flamande de la Belgique, par un flux qui trouvait également à déboucher dans les bassins industriels wallons.

   L’importance de ces courants migratoires, entre le milieu du XIXè siècle et le milieu du XXè, rendit nécessaire un accompagnement religieux et aussi social. Ses formes, son importance, ses réussites et ses échecs ont fait l’objet d’une thèse de doctorat défendue à la Katholieke Universiteit Leuven [1]. Trois espaces particulièrement attractifs y sont envisagés: la région de Lille, en raison de sa proximité et du développement de l’industrie textile, la ville de Paris en plein essor multisectoriel et, surtout après la Première Guerre mondiale, les régions agricoles au nord de la Loire dans le contexte de l’appel d’air créé par la dénatalité.

Le développement de l’industrie textile à Lille et dans sa région y a attiré de nombreux migrants. Ici, une manufacture de tulle et dentelle, située non loin du « quartier latin chrétien » lié aux Facultés catholiques. (Source: coll. privée, cliché M.-J. Lussien-Maisonneuve, dans « Histoire de Lille » , t. IV: « Du XIXè siècle au seuil du XXIè siècle » , dir. Louis Trenard & Yves-Marie Hilaire (Paris), Perrin, 1999, p. 31)

Notons d’emblée que si l’Eglise est à la source des initiatives, elle ne tient nullement l’immigration sans retour pour un bien. « Pour elle, la société était avant tout une communauté de sentiments, dominée par des affinités et de solides liens de solidarité réciproque » , note l’auteur, Henk Byls (p. 431). Briser ces liens constitue tout au plus un moindre mal si les plus pauvres peuvent trouver ailleurs de meilleures conditions de vie. A cette réticence s’en ajoute une autre, liée à la destination. La France, pays de Voltaire et Rousseau, des persécutions antireligieuses sous la Révolution, de la déchristianisation des élites, des lois laïques de séparation au début du XXè siècle… a de quoi inspirer plus que de la méfiance. La francisation des mœurs du « pauvre Flamand » est, à la limite, plus crainte que celle de sa langue. Des sermons décrivent fréquemment Paris comme une Babylone moderne et, parallèlement, le sort des migrants comme misérable.

A ses parents, le père Jean-Hubert Kockerols, un des rédemptoristes belges établis à Dunkerque, écrit significativement, en février 1855, qu’il a dû aller à Boulogne-sur-Mer, où les disciples de saint Alphonse de Liguori entendent aussi fonder une maison, pour convertir les paysans français des environs « qui, à ce qu’il semble, n’ont jusqu’ici pas beaucoup entendu parler de Dieu et des commandements » (cité p. 93). Bien plus tard, dans l’Entre-deux-guerres, le père jésuite Frans Van den Brande, un des aumôniers des paysans, dira d’une « splendide famille » profondément chrétienne de Beneuvre (Côte-d’Or): « Ils ont un tel courage, pour braver les Français avec leur conviction religieuse » (cité p. 405). Pour pallier le silence sur le divin dans l’instruction publique de l’Hexagone, le diocèse de Bruges a édité en 1920 un Catechismus destiné, lit-on dans la préface, « à être utilisé par les foyers dont les enfants flamands ne bénéficient pas d’un enseignement catholique à l’école ou ne comprennent pas grand-chose de ce qui leur est enseigné dans la langue du pays » (cité p. 322).

   Chemin faisant, l’état de la France ne donne pourtant pas toujours lieu aux mêmes constats négatifs. Des liens étroits ont pu s’établir entre les œuvres d’encadrement et le diocèse de Cambrai, entre les frères mineurs et le tissu entrepreneurial catholique local à Roubaix… « L’intégration facile des instituts religieux belges dans la vie catholique française a en fait d’emblée montré que la religion apportée par les migrants belges différait en réalité peu des habitudes religieuses françaises » , constate l’historien (p. 445). Le vent tourne à partir de 1880, quand la Troisième République impose une forte congruence entre Etat et nation, laquelle a des répercussions pour les œuvres religieuses transfrontalières, belges notamment, dont les objectifs sont « difficilement conciliables avec la communauté telle que la République la conçoit » (p. 28). Les effets des lois anticongréganistes ne tarderont pas à se faire sentir.

   Le dernier quart du XIXè siècle voit aussi les associations belges, dont le centre de gravité demeure dans le pays d’origine, orienter davantage vers les migrants une action jusque-là vouée à la préservation ou l’expansion du catholicisme dans tous les segments de la société d’outre-Quiévrain, l’identité chrétienne important plus que l’identité nationale. Parallèlement, les instruments pastoraux par excellence que sont les missions populaires (retraites et sermons étalés sur plusieurs jours) perdent en efficacité et se voient préférer les visites personnalisées à domicile ainsi que les réunions périodiques associant détente et vie spirituelle.

   Dans le Nord, les Œuvres des Flamands, créées par les franciscains à Roubaix (1857), par les rédemptoristes (1864) et de nouveau les frères mineurs (1868) à Lille-Wazemmes, assurent une présence apostolique forte, dont témoignera notamment l’influence d’un Joseph Wannyn, prêtre à la vocation tardive et à la fibre populaire, aumônier infatigable des Belges du Lillois de 1934 à 1960 (pp. 136-142). Mais l’étalement de la migration dans le temps, favorisant l’assimilation, ainsi que la force de recrutement du socialisme, font rapidement des migrants et surtout de leurs enfants des Français convaincus (et pareillement, de l’autre côté de la frontière, des Wallons convaincus). « En dépit de leur établissement massif, les migrants belges du Lillois semblent donc être assez vite devenus invisibles » (p. 16).

   A Paris, le décalage entre les moyens déployés et les résultats, même au plan strictement religieux, s’avère des plus flagrants. Etablie rue de Charonne, dans un quartier populaire proche du Père Lachaise, l’Œuvre des Flamands initiée en 1862 par le diocèse de Gand dispose à la fin de la décennie suivante d’une belle église, d’un couvent, d’un cercle, d’un grand jardin avec jeu de boule et tir à l’arc. « Une telle infrastructure réservée à un groupe de population spécifique, on n’avait jusque-là vu ça à Paris que pour les Allemands » , relève Henk Byls (p. 173). Mais les bâtisseurs de l’impressionnant complexe néogothique ont sous-évalué la mobilité des ouailles dans la ville cosmopolite. Ayant toutes les peines du monde à recruter parmi les Belges qui ont déserté le quartier, l’association se recentrera à la fin du siècle sur les saisonniers.

   Le complexe néogothique de l’Œuvre des Flamands à Paris, établie rue de
   Charonne. (Source: Kadoc – Documentatie- en Onderzoekscentrum voor
   Religie, Cultuur en Samenleving, Katholieke Universiteit Leuven, KPA266,
   dans n. 1, p. 172)

   La pastorale des agriculteurs à la campagne, liant foi et vie communautaire, est plus heureuse, la population cible demeurant dans un relatif voisinage et la migration étalée sur une période courte ayant gravé un récit cohérent dans la mémoire collective. Plus réceptif que le Flamand des villes, celui des champs apparaît en outre comme « le gardien par excellence de ce qui perdurait ou, de façon plus normative, de ce qui devait perdurer » (pp. 373-374). Pèlerinages de district et à Lourdes, retraites, tournées pascales, assemblées annuelles à Paris… jalonnent l’existence du fermier aussi naturellement que les semis, la fenaison, les moissons, les récoltes… Avant 1940, quelque 400 pèlerins en moyenne se rendent chaque année à la cité mariale des Hautes-Pyrénées. Un moment important pour les aumôniers de l’Union agricole belge, ce « Boerenbond en France » , notamment parce qu’il est l’occasion de « mettre les fermiers en contact et… de découvrir des affinités pour de futurs mariages » (rapport 18 juillet 1947, cité p. 358).

   Mariages endogames de préférence: c’est que dans les années ’20 et surtout ’30, les œuvres favorisent moins l’adaptation au pays d’accueil, sans y perdre son âme bien sûr, que la préservation ou le renforcement d’une identité flamande. Ce particularisme – d’usages et de mœurs bien plus que de langue – a toutefois échoué à s’inscrire dans la durée. Même en milieu rural, les succès remportés auprès des hommes et des femmes de la première génération ne se confirment pas auprès de leurs enfants, plus portés à se fondre dans le creuset français. Malgré les conseils donnés lors des retraites, le nombre croissant de mariages mixtes et le faible envoi de rejetons dans des écoles catholiques en Flandre ne laissent guère de doutes à cet égard.

   Pour empêcher la dilution, Jérôme Van Eecke, aumônier dans le département de l’Eure, en vient à rêver, dans un rapport rédigé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’un accord entre autorités françaises et belges, qui permettrait « d’attribuer aux émigrés et en particulier aux fermiers flamands une région dans laquelle ils cohabiteraient et formeraient une vraie colonie agraire, avec ses prêtres, ses églises, ses écoles et son administration propres » (cité p. 403). Mais c’est un regard nettement désabusé, sans espoir chimérique, que le littérateur édifiant Pieter Meersseman porte sur la deuxième génération. Il épingle celle-ci à travers la figure de Mariette, dans un de ses poèmes publiés entre 1930 et 1935 par De Stem uit het Vaderland, organe du diocèse de Bruges pour les saisonniers:

« Avec ses joues rouge cerise, elle était
Si paysanne, et si « mesquine »
Maintenant, elle est chic, elle cherche des couleurs et des senteurs,
Dans la poudre, la crème et la brillantine
« Que le flamand sonnait doux aux oreilles
En Flandre, oui! Mais ici, c’est moche,
Le doux parler de France, voilà ce qu’elle parle aujourd’hui
Car le flamand, ça sent le Boche » (cité pp. 412-413).

   C’est donc tout le contraire d’une success-story qui nous est narré! Et pas seulement du seul fait des usures du temps. Selon le chercheur, la sensibilité de l’Eglise dans le domaine de l’émigration « rend plus incompréhensible encore le fait que les œuvres d’encadrement manquèrent si cruellement de direction et de planning » (p. 446), avec pour conséquence que les réussites initiales, quand il y en eut, ne furent pas pérennisées.

   A partir des années 1980, les œuvres agricoles, l’Œuvre des Flamands parisienne, la mission belge de Lille, derniers bastions de l’aide aux déracinés, se sont éteints sans bruit.

P.V.

[1] Henk BYLS, Rester catholique en France. Une histoire de l’encadrement religieux destiné aux migrants belgo-flamands du Lillois, de Paris et des campagnes françaises (1850-1960), trad., Louvain, Leuven University Press (coll. « Kadoc Studies on Religion, Culture & Society » , 24), 2019, 480 pp. [retour]

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