Il est question à Schaerbeek de retirer ou, au minimum, de « contextualiser » le buste de Roger Nols installé, avec ceux d’autres célébrités politiques locales, dans la galerie qui précède la salle des mariages de la maison communale. Faisant suite à une demande introduite en 2017 par le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (Mrax), pour qui l’ancien bourgmestre ne fut rien moins qu’un « raciste patenté » , l’actuelle majorité (Défi-Ecolo/Groen-MR-CDH) a constitué un groupe de travail qui doit rendre ses conclusions en décembre prochain.
Pour servir de base à leur réflexion, les élus et citoyens dudit groupe disposent d’une étude, rendue publique, où Serge Jaumain (Université libre de Bruxelles) et Joost Vaesen (Vrije Universiteit Brussel) portent sur la période nolsiste leurs regards d’historiens [1]. Disons d’entrée de jeu qu’ils sont tout sauf laudatifs. Mais ils entendent aussi « discuter des risques du « présentisme » , c’est-à-dire l’utilisation du passé en fonction d’objectifs politiques actuels sans tenir compte de la réalité historique » . Risques bien… présents aussi, ajouterai-je, quand sont mis en cause des monuments ou des noms de rues liés au passé colonial.
Qui était Roger Nols (1922-2004) ? D’abord un migrant principautaire à Bruxelles. Né Tilleur (Saint-Nicolas), non loin de Liège, il a travaillé dans le secteur de l’hôtellerie, avec un diplôme de l’Ecole provinciale, en commençant au bas de l’échelle. Prisonnier politique sous l’occupation allemande, installé dans la capitale à partir de 1943, il a tâté du mouvement wallon avant d’endosser la couleur du parti libéral. Elu conseiller communal à Schaerbeek en 1964 avec, déjà, plus de 5000 voix de préférence (seul le bourgmestre libéral Gaston Williot a fait mieux), il avait axé sa campagne principalement sur la question de la liberté linguistique. Le Parti de la liberté et du progrès (PLP, aujourd’hui MR) ne lui ayant confié aucun poste d’échevin, le nouveau conseiller s’est tourné vers le Front démocratique des francophones (FDF, aujourd’hui Défi). Sa popularité, qui ne sera jamais démentie jusqu’à la fin de sa carrière politique, lui a valu de ceindre l’écharpe maïorale après le scrutin de 1970, profitant de la percée d’un FDF boosté par le « Walen buiten » et la scission de l’Université catholique de Louvain. A la tête d’une coalition FDF-PSB (Parti socialiste belge, aujourd’hui PS/Vooruit), Nols a aussi fait son entrée à la Chambre dès 1971.

Comme bourgmestre, fonction à laquelle il sera reconduit quatre fois jusqu’en 1989, ses débuts sont marqués par le soutien apporté au projet symbolique de transformation du parc Josaphat, rebaptisé pour la circonstance « le parc fou » , en espace de création et d’expression politique, sociale et artistique, bien dans l’air du temps. Selon les auteurs du travail précité, « les origines de Nols – ce « garçon de café » wallon né à Liège – qui tranchent avec le profil des leaders intellectuels du FDF ont vite fait de lui donner l’image tout à la fois de porte-étendard populaire de la défense du français à Bruxelles mais aussi d’un certain renouveau politique » .
« L’affaire des guichets » , ce long feuilleton communautaire (1971-1976), va porter sa notoriété au plan national. Comme les autres communes de l’agglomération bruxelloise, Schaerbeek s’est urbanisée et francisée, au départ d’une dominante rurale et thioise, à partir de la fin du XIXè siècle. Alors que la population parlait à l’origine un patois brabançon apparenté au flamand (non standardisé), le recensement de 1947, déjà, a fait ressortir que 78,2 % des Schaerbeekois s’exprimaient principalement ou exclusivement en français. Fort de ce poids, Roger Nols frappe un grand coup en établissant des guichets communaux séparés selon la langue ou l’origine des administrés: cinq pour les francophones, deux pour les habitants n’ayant pas la nationalité belge et un pour les néerlandophones. Cette décision revient à mettre en œuvre un bilinguisme des services, que défend le FDF, contre le bilinguisme des agents institué par la législation linguistique de 1963. Etterbeek, Forest, Ixelles et Uccle emboîteront le pas, sans que le parti d’André Lagasse et Lucien Outers y soit toujours à la manœuvre.
La saga s’achève en 1976 sur un compromis politique, après l’envoi par le ministre de l’Intérieur d’un commissaire spécial accompagné de gendarmes. Mais l’aura nolsiste culmine comme jamais. Aux élections communales de 1976, le FDF obtient la majorité absolue avec 60 % des sièges. C’est alors qu’on va commencer à parler de l’autre versant identitaire de la politique du maïeur, celui qu’annonçaient déjà les deux guichets pour étrangers…
Marocains, Italiens, Espagnols, Français, Turcs… – par ordre d’importance numérique – sont alors en pleine progression démographique. De 12 % en 1972, leur proportion dans l’ancienne Cité des ânes passe à 33,2 % en 1981 et 35,3 % en 1988 (plus d’un habitant sur trois, donc). Inévitablement, l’insécurité et le mal-être sont mis en corrélation avec cette poussée. En parallèle surviennent les chocs pétroliers, la dégradation de la situation économique, l’aggravation du déficit des finances communales. Les Trente Glorieuses sont bien finies. Dans ce contexte, Schaerbeek Info publie en 1979 un « Appel aux immigrés » , où Nols affirme ne pouvoir comprendre « en cette période de crise économique et de chômage, le maintien de [leur] présence parmi nous » . Le ton est donné. Il sera largement dépassé en dureté par un Henri Lismonde, conseiller communal FDF de Forest, auteur en 1982 d’une « Lettre à la canaille » visant la délinquance maghrébine.
En 1980, le premier édile de Schaerbeeek franchit de nouveau les frontières de la légalité en limitant l’inscription à l’état civil des personnes issues de pays extérieurs à la Communauté économique européenne. L’année suivante, c’est une grande opération de « sécurisation » d’un quartier multiculturel du bas de la commune qui fait la une. Elle débouche sur l’interpellation de 142 personnes, en majorité immigrées. Bien sûr, des oppositions vives se manifestent. On y trouve déjà le Mrax ainsi que d’autres acteurs des secteurs associatif et syndical, très développés et influents dans la localité. Au scrutin de 1982, ils sont représentés par la liste Démocratie sans frontières, mais celle-ci n’obtient qu’un piètre score qui ne lui permet pas d’entrer au conseil communal.
Dans les faits, le langage de Roger Nols, que plus aucun mandataire n’oserait tenir de nos jours, n’est guère plus provocateur que celui de nombre d’élus de l’époque, même à s’en tenir aux partis dits traditionnels. Quant à ses décisions, l’inscription à l’état civil, bien avant Schaerbeek, a été conditionnée à Saint-Josse-ten-Noode – alors sous le long règne du socialiste Guy Cudell – par la salubrité du logement du demandeur. Peu de temps après, en outre, le gouvernement national Martens-Gol légalisera la pratique pour les communes présentant un pourcentage jugé élevé d’ « allochtones » . Et si l’opération policière de 1981 a trahi l’existence d’une fracture sociologique, des barrières implicites semblables se sont aussi élevées dans les autres communes de la région. Le bas de Schaerbeek était déjà en voie de paupérisation dans l’Entre-deux-guerres.
Au cours des années suivantes, marquées par la rupture avec le FDF, c’est sous son propre nom pour les élections communales – la liste Nouvelles orientations pour les libertés schaerbeekoises (Nols) – ou sous la bannière du Parti réformateur libéral (PRL, futur MR) pour les législatives et européennes, que l’homme fort continue de collectionner les succès dans les urnes. Il défraye de nouveau la chronique, en septembre 1984, en recevant dans ses terres Jean-Marie Le Pen, président du Front national français, qui donne une conférence au Neptunium, puis en décembre 1986, en se promenant à dos de chameau autour de l’hôtel communal pour protester contre l’octroi du droit de vote aux étrangers. A partir de 1989, il se retire de la vie politique active, tout en rejoignant le Front national en 1995, puis en soutenant une dissidence de celui-ci, le Front nouveau de Belgique. La radicalisation a fait de l’ancien ténor de la cause francophone bruxelloise l’allié d’une formation nationaliste belge.

Centrée sur les contentieux linguistiques, communautaires ou « ethniques » , l’analyse de Serge Jaumain et Joost Vaesen traite moins des aspects non polémiques de la gestion communale de Roger Nols pendant vingt ans. Les chercheurs apportent, en revanche, ample matière à éclairer ce paradoxe qu’épingla un intervenant lors de la première réunion d’information organisée par la commune sur la question du buste: « On s’interroge surtout sur Roger Nols parce qu’il a critiqué l’immigration, plus que pour ses positions à l’encontre des Flamands » [2]. Les néerlandophones, eux, ne manquèrent pas de faire très tôt le lien, de dénoncer un « racisme antiflamand » ou de fustiger dans les guichets séparés « un apartheid linguistique » . Roger Nols, « de Vlamingenpester » [3] ? Mais force est de constater, dans notre univers politico-médiatique, qu’il est des passions identitaires qui sont mieux tolérées que d’autres.
P.V.
[1] « Roger Nols: un bourgmestre (in)déboulonnable ? » , sur la base d’une recherche menée par Philomène Gallez, dans Brussels Studies, coll. générale, n° 168, 1 mai 2022, 20 pp., https://journals.openedition.org/brussels/6055 (en libre accès, également disponible en néerlandais et en anglais). [retour]
[2] Cité in La Libre Belgique, 7 sept. 2022. [retour]
[3] Titre d’un article du journaliste Danny Vileyn, https://www.bruzz.be/politiek/kleurrijke-burgemeesters-2-roger-nols-de-vlamingenpester-2018-07-13 (en libre accès).[retour]