Espérer avec Jean Ladrière

Nourri d’Emmanuel Mounier et de Jacques Leclercq, le philosophe, professeur à l’UCLouvain a marqué une génération. Un récent colloque a été l’occasion de montrer comment, héritier de la conception moderne qui veut que la raison soit tributaire de l’histoire, il a proposé une interprétation eschatologique de cette historicité (1921-2007)

   La publication des actes d’un colloque consacré au concept de l’espérance dans le christianisme, l’islam et le judaïsme fournit l’occasion de porter un éclairage particulier sur Jean Ladrière (1921-2007) [1], cette figure éminente de notre histoire intellectuelle contemporaine. Une figure qui a marqué, dans son domaine spécifique, toute une génération et dont la notoriété s’est largement étendue au plan international.

   Né à Nivelles d’une mère arménienne et d’un père architecte, qui œuvra notamment à la rénovation de la collégiale, Jean Ladrière a été à la fin de la guerre engagé volontaire dans la brigade Piron. A l’Université catholique de Louvain, où il a obtenu ses diplômes en sciences mathématiques puis en philosophie, il sera professeur ordinaire de 1959 jusqu’à son éméritat en 1986. « C’est par ses cours que Louvain découvre Wittgenstein et Popper, Chomsky et Habermas. Il fonde un centre de philosophie des sciences auquel aucun domaine du savoir n’est étranger. Ses mythiques séminaires du vendredi après-midi explorent la cybernétique et la théorie des catastrophes, la théorie de l’évolution et la théorie de la justice, la métaphysique de Whitehead et le marxisme contemporain » [2].

   Son itinéraire est aussi archétypal de ceux d’un grand nombre de penseurs chrétiens qui ont eu « vingt ans en 1940 » ou aux alentours. « Toute cette période a été marquée par la montée du fascisme et du national-socialisme, et par la lutte entre ces idéologies et le communisme, expliquera-t-il plus tard. La guerre paraissait inévitable. L’opinion était partagée sur la politique de neutralité suivie par la Belgique. Je me demandais comment s’expliquaient les événements que l’on vivait, ce que signifiait l’affrontement entre ce qu’on a appelé à l’époque « les fausses mystiques contemporaines » , et comment on pouvait discerner la voie juste, comment on pouvait prendre position dans la vie politique, comment on pouvait se décider par soi-même, sans suivre simplement, de façon quasi automatique, les opinions du milieu dans lequel on vivait » [3]. Pour Ladrière, « la voie juste » sera celle qu’il trouvera dans le mouvement et la revue Esprit d’Emmanuel Mounier ainsi que dans l’enseignement de Jacques Leclercq, personnage emblématique du catholicisme « progressiste » belge, dont il héritera de la chaire. On le trouvera dès lors au sein, parfois à l’initiative, de groupes pluralistes mouniéristes, de La Revue nouvelle ou encore du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp) où, à mille lieues de ses chères études, il publiera des analyses sur le congrès du Parti socialiste de 1959, les groupes de pression (1960), la sélection du personnel politique (1962)…

Jean Ladrière en conférence le 21 août 1979. (Source: Núcleo de Memória da Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro)

   Au colloque précité, les rapports entre foi et raison chez l’auteur de L’articulation du sens ont été au centre de la contribution de Paulo Rodrigues, doyen de la faculté de théologie de l’Université catholique de Lille. Nombreuses sont les démarches qui ont conduit leurs auteurs à énoncer des raisons d’espérer. Ladrière, lui, a exploré L’espérance de la raison, selon le titre d’un de ses ouvrages. Partant de la conception moderne dominante, qui veut que la raison n’échappe pas à la dynamique de l’histoire, le philosophe propose une interprétation eschatologique de cette historicité, sans pour autant migrer vers la théologie. L’eschaton doit être ici simplement compris comme « ce qui vient en dernier lieu » . Cette approche, selon son exégète, « cherche un point d’équilibre entre les positions extrêmes du relativisme et de la totalisation idéaliste » .

   Ainsi le devenir historique de nos efforts tendant à connaître, juger et agir se voit-il conférer une signification. Sans qu’on puisse se le représenter à la manière de la destination où nous conduit un train ou un avion, parce qu’il « introduit une rupture par rapport au devenir historique, en tant que nouveauté absolue non contenue dans les états préalables » , l’eschaton est cependant « déjà présent en tant que sollicitation efficace qui établit un état de choses réel et leur confère leur sens » . En d’autres termes, on a affaire à « un déjà là mais pas encore réalisé » , « un lieu d’accomplissement et de révélation, en rupture par rapport à tout ce qui précède et, cependant, en continuité avec ce qui s’est manifesté au cours de l’histoire » .

   Paul Ricœur déjà, méditant sur les voies multiples de la philosophie passée et présente, affirmait que « l’unité du vrai n’est une tâche intemporelle que parce que d’abord elle est une espérance eschatologique » [4]. Pour Jean Ladrière de même, « le rapport de la raison à son eschaton et son mode d’insertion dans le temps sont de l’ordre d’une espérance » [5], celle d’une justification finale. Dans l’ordre du savoir authentique (raison théorique), l’eschaton pourrait être l’accomplissement, l’apparition intégrale du vrai en même temps que du principe qui rend ce savoir vrai. Dans l’ordre de l’action (raison pratique), ce serait « la réalisation pleine de la liberté comme accomplissement de la vie éthique » .

   Ainsi pensée, la réalité de l’eschaton ne peut être que celle d’un fait transcendantal. L’espérance de la raison est toutefois de l’ordre d’une visée, de l’attente d’un accomplissement toujours à venir, et prend appui sur sa propre structure, à la différence de l’espérance chrétienne, qui est concrète (retour du Christ, avènement du Royaume…) et fondée sur un événement historique, quoique de l’ordre de la foi. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’histoire n’est pas refermée sur elle-même et un autre avenir est envisagé que la répétition de ce qui est. La raison serait délivrée définitivement de ses limitations par la manifestation de ce qui était cherché, la vérité intégrale et la liberté réalisée, et leur unité. « Croire qu’il y a du sens et qu’il nous appartient seulement de le révéler, c’est là l’espoir de la raison. Cet espoir peut être un choix, mais un choix lui-même raisonnable. Il ouvre, dans l’humilité de la vie quotidienne, une perspective grandiose. Il faut chercher la vérité et la justice: il faut les chercher au nom de l’espoir de leur accomplissement absolu » [6].

   Mais ceci n’implique-t-il pas un don ? Car ce qui est attendu est en excès par rapport à ce que la raison peut procurer. Et pour qu’il y ait don, ne faut-il pas une instance donatrice, « personnelle » , communiquant gratuitement ce qui lui appartient, sans pour autant abolir les espaces de l’initiative et de la créativité ? Ainsi, chez Ladrière, la vérité et la liberté réalisées, comme eschaton de la raison théorique et pratique, sont-elles un universel concret: une personne, par laquelle l’esprit humain est secrètement attiré. Ainsi l’espérance chrétienne fonde-t-elle l’espérance de la raison. Le Christ comme logos (« Et le Verbe s’est fait chair » [7]) est l’âme de cet immense mouvement qui nous est manifesté comme construction de la raison. Il en est le principe et nous l’avons vu parmi nous. « La raison, note Paulo Rodrigues, est une figure partielle de ce qui est attendu dans l’espérance de la foi, en tant qu’elle contribue à l’émergence et constitution du royaume du sens, dont la pleine manifestation est attendue dans l’espérance de la foi » .

   Au-delà des péripéties de l’histoire humaine, qui affectent le devenir de la raison, nous sommes invités à la voir aimantée par l’espérance de la manifestation finale de la vérité et de la liberté réalisées. Ce qui est à venir est déjà présent car le don est déjà effectif et peut se laisser reconnaître. Dès maintenant, tout est sauvé.

P.V.

[1] Paulo RODRIGUES, « L’espérance et l’ « eschaton » de la raison selon Jean Ladrière » , dans la Revue du Nord, « L’espérance dans les religions abrahamiques, de la Bible à nos jours » , dir. Charles Coutel, Olivier Rota & Catherine Vialle, n° 44 hors serie, coll. « Histoire », 2022, pp. 125-137. https://revue-du-nord.univ-lille.fr/ , campus du Pont-de-Bois, Université de Lille 3, BP 60149, 59653 Villeneuve-d’Ascq Cedex, France. [retour]

[2] D’après l’hommage publié par l’Institut supérieur de philosophie de l’UCLouvain à la suite de son décès, https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/isp/hommage-au-pr-jean-ladriere.html . [retour]

[3] Entretien réalisé pour la revue Louvain, févr. 2002, transcription complète dans https://cdn.uclouvain.be/groups/cms-editors-isp/2002.InterviewLadrierecomplet.pdf . [retour]

[4] « L’histoire de la philosophie et l’unité du vrai » , 1953, dans Histoire et vérité, Paris, Seuil (coll. « Points Essais » ), 2001, p. 68, cité par Paulo Rodrigues. [retour]

[5] L’articulation du sens, t. III: Sens et vérité en théologie, Paris, Cerf (coll. « Cogitatio fidei »), 2004, p. 169, cité par Paulo Rodrigues. [retour]

[6] Vie sociale et destinée, Gembloux, Duculot (coll. « Sociologie nouvelle. Théories » ), 1973, p. 35, cité par Paulo Rodrigues. [retour]

[7] L’Evangile selon saint Jean, 1:14. [retour]

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