Du Directoire à l’Empire, les dix ans d’un Flamand dans les armées françaises

Né et vivant à Wakken (Dentergem), le conscrit Jean Gheerbrant a gagné la Légion d’honneur et s’est hissé au grade de maréchal des logis-chef. Témoin des drames vécus tant par les civils que par les militaires, il n’a cessé de se réclamer de sa région d’origine et non de la France (1798-1808)

   Quand, en 1798, il est appelé à servir dans les armées de la République française, Jean Gheerbrant tente comme beaucoup, mais en vain, de se faire réformer pour raisons de santé. Il en prend pour dix ans, ne pouvant payer un remplaçant, bien qu’il soit d’un milieu relativement aisé. Fait rare parmi les plus de 200.000 Belges incorporés après l’annexion de nos provinces en 1795: le soldat malgré lui – qui saura quand même monter en grade – laissera des mémoires, transmis dans la famille et aujourd’hui accessibles dans une édition scientifique [1].

   Les historiens René et Bernard Wilkin, respectivement enseignant retraité et chef de travaux aux Archives de l’Etat à Liège, ont pris le relais des héritiers du manuscrit pour le doter d’un apparat critique. On leur devait déjà une précieuse étude des lettres de « grognards »  [2], avec lesquelles ils ont pu établir différents parallèles. Dans le cas présent, les « souvenirs de dix années de service militaire et de treize campagnes » , ainsi qu’ils sont intitulés en premières lignes, ont été écrits et maintes fois corrigés après le retour du conscrit chez les siens. Ils sont basés certainement sur des notes prises à chaud, mais dénués de tout souci de mise en contexte. Fiable dans ses observations de la vie militaire, l’auteur l’est un peu (beaucoup) moins quand il glorifie ses exploits personnels.

Portrait à l’huile de Jean Gheerbrant, détail. (Source: coll. privée, dans n. 1, 1ère de couverture)

   Né en 1778 à Wakken (aujourd’hui commune de Dentergem), parmi neuf enfants dont seuls deux ont survécu, Jean Gheerbrant est fils d’un tanneur qui sera aussi maire adjoint sous le Consulat et l’Empire. Flamand, il maîtrise le français, langue dans laquelle il rédigera sa relation. Ce savoir lui vaut d’être employé comme fourrier de son régiment (en charge des écritures). Contrairement à bon nombre de ses compagnons dont les correspondances ont été conservées, il ne fait jamais état de soucis d’argent.

   On le trouve d’abord à Rouen en décembre 1798, dans la 20è demi-brigade d’infanterie de ligne, puis dans la 59è, participant à la chasse aux chouans, les paysans royalistes de l’ouest. Lassé des marches incessantes, il prend la poudre d’escampette pour aboutir finalement au 10è régiment de hussards où il restera jusqu’à la fin. Le villageois verra du pays: outre la France, le nord de l’Italie, l’Espagne, plus tard les principautés du Saint Empire, la Silésie, la Pologne… Il parcourt aussi une partie de la Belgique, mais brièvement. Marche-en-Famenne ne lui laisse que l’impression d’un « très triste village dont les environs sont plein [3] de bois » et « les habitants sont pauvres » (p. 76). Tout le département des Forêts (Luxembourg), du reste, lui paraît tel, même si le « superbe couvent » de Saint-Hubert trouve grâce à ses yeux (p. 76).

   Au début, il est aussi beaucoup question d’ennui. Ainsi à Caen, début 1800, où les hommes restent « les bras en croix, c’est-à-dire à rien faire pendant une douzaine de jours » (p. 38). Jean ne semble avoir participé à aucune action guerrière avant la campagne de 1805 contre l’Autriche, au cours de laquelle il est récompensé par la croix de la Légion d’honneur pour avoir pris un canon à l’ennemi à Wertingen. La capture d’un drapeau prussien, l’année suivante à Iéna, sera un autre des hauts faits de celui qui terminera sa carrière militaire comme maréchal des logis-chef.

   Çà et là, écho est fait à la pléthore des déserteurs et des réfractaires. Chargés d’en conduire « un fort détachement » en été 1800, les hussards en laissent échapper dans la nuit une vingtaine de la vaste grange de Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône) où ils ont été placés faute de prison. Auparavant, « nous contactions marché et pour nous couvrir, nous avions faite une ouverture » (p. 44). A Alès (Gard), où Gheerbrant doit servir d’ordonnance du commandant d’armes, son ordre porte qu’il sera logé et nourri « aux parants (chez les parents) des déserteurs » (p. 44), selon une pratique courante à l’époque.

Un hussard en pleine action. (Source: The Bridgeman Art Library, musée du Louvre, Paris, dans R.G. Grant, « Soldats. De l’Antiquité à nos jours » , éd. franç., Paris, Flammarion, 2008, p. 159)

   Sur les horreurs de la guerre, il se montre souvent laconique. A Austerlitz, où il est présent sans entrer en action, il laisse son lecteur « juger quel boucherie on y faisoit » quand le 5è régiment de cuirassiers français a fondu sur la cavalerie russe en déroute (p. 147). La nuit suivante à travers le champ de bataille, en mission d’éclaireur, « nous dépassions beaucoup de blessoit en passant demandoit du secour, mais comme il faisoit brune et que nous n’avions point la permission de nous arrêter, il falloit laisser ces pauvres malheureux à la merci… » (pp. 147-148). Quant au sort des civils, le mémorialiste ne cache pas qu’on pille allègrement chez eux (pp. 188-189). Alors que son corps couvre Varsovie et que sévit la disette, peu avant la bataille d’Eylau (février 1807), « nous trouvâmes quelques pommes de terre, en payant ou de force » (p. 211). Dans un village de Mazovie (Pologne), il s’étend davantage sur les conséquences de l’incendie provoqué accidentellement par la chandelle d’un fantassin et qui s’est propagé sur une série de maisons et de granges: aux malheureux habitants, errant avec leur famille, ne sont restés « outres leurs bestiaux sauvoit par les troupes que ce qu’ils avoit sur leur corp qui couvroit leur nudité et leurs yeux pour pleurer. Oh Dieu! Protecteur du divine providance, daignez protéger vos enfants d’un telle malheur » (p. 205).

   Si, devant un « tableau effrayant du malheure » , on surprend le gradé à mettre en cause « l’ambition, très souvant  la cause de cette calamnité » (p. 205), il manifeste peu d’intérêt pour la politique. A peine a-t-il mentionné l’avènement de l’Empire (pp. 73-74). Venu de cette région courtraisienne où la mémoire des Eperons d’or est restée vivace, quels sentiments pouvaient l’animer en devant combattre dans les rangs de la Grande Armée ? On relève en tout cas qu’il ne se dit jamais Français mais bien Flamand (p. 106) et qu’il signale régulièrement ses rencontres avec d’autres Flamands (pp. 76, 134, 209…), fussent-ils de Douai comme le maréchal des logis Dewever sous les ordres duquel il part pour Versailles avec un détachement en avril 1800 (pp. 38-39). Les lettres des conscrits du département de l’Ourthe (Liège), traitées par les historiens dans l’ouvrage précité, les ont montrés s’identifiant eux aussi fortement avec leur région et non avec le pays auquel elle a été rattachée.

   Peu discipliné, comme en a déjà témoigné sa fugue de sa demi-brigade, notre soldat s’y entend pour créer l’incident. En mai 1801 en Gironde, il brosse les passages en revue « de colère qu’on m’avoit ôté un cheval bon non blessé, pour une ros maigre et mal bâti et fort blessoit » (p. 57). A Iéna, il mécontente son colonel en allant porter directement à l’Empereur plutôt qu’à son régiment le drapeau pris à l’ennemi (p. 178). Quand il demande à être réformé, alors que son chef d’escadron Charles-Auguste Devillers lui fait miroiter la perspective de devenir officier, il peut faire état des séquelles d’une chute de cheval qui l’oblige à faire la route « en voiture suspendu » . Mais il se déclare aussi « entièrement dégoûtée du service militaire » , des avancements réservés à « des créatures protégée sans service » et « des jeunes gens de l’Ecole polytechnique » , alors que toutes les belles offres adressées à ceux qui payent de leur personne « étoit pour l’encouragements et ne servoit que comme eau bénite » (p. 231).

Jean Gheerbrant, âgé et devenu un notable. (Source: dans n. 1, p. 13)

   A son retour à Wakken en 1808, Jean Gheerbrant est célébré comme un héros. L’administration locale et les habitants viennent le féliciter, musique en tête, « et toute l’endroit étoit en fête » (p. 239). En 1806 déjà, le préfet du département de la Lys a publié une lettre et un arrêté considérant que sa nomination comme membre de la Légion d’honneur  « doit être, pour les jeunes gens du département, un puissant motif d’encouragement et ne peut recevoir trop d’éclat, qu’il est juste d’offrir à ce jeune militaire dans sa famille tous les témoignages de considération publique que son éloignement ne lui permet pas de recevoir en personne » (p. 157, n. 615). Le poète Pieter Joost de Borchgrave chantera lui aussi les louanges du combattant. Par contre, il écrira en vain à Adolphe Thiers, en 1845, dans l’espoir que l’auteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire mentionne son fait d’arme de Wertingen.

   En 1809, Jean épouse sa cousine germaine, rencontrée en 1804 au cours d’une permission à la fête de Longuenesse (banlieue de Saint-Omer) (p. 72). Douze enfants naîtront de cette union. Développant le négoce familial, il reprendra aussi la fonction de maire adjoint exercée par son père, avant d’être nommé bourgmestre de Wakken par le roi des Pays-Bas en 1821. Il sera également conseiller provincial et juge suppléant au tribunal de commerce de Courtrai. Il mourra en 1870, à l’âge de 93 ans. La commune entretient toujours sa tombe.

P.V.

[1] Mémoires des campagnes de Jean Gheerbrant, maréchal des logis-chef au Xè régiment de hussards (1798-1808), éd. René Wilkin, Bernard Wilkin & Christian Remy, Bruxelles, Palais des académies – Commission royale d’histoire (coll. « Grand in-8° » , C30), 2021, 259 pp. [retour]

[2] Lettres de grognards. La Grande Armée en campagne, Paris, Cerf, 2019, 360 pp. J’ai rendu compte de la première édition, en anglais, de cet ouvrage, cfr « Crimes et souffrances des soldats belges sous Napoléon », 11/2/2017. [retour]

[3] Les citations respectent l’orthographe du manuscrit, fautes comprises. [retour]

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