La catastrophe du Titanic a 110 ans et elle n’a cessé d’être un sujet de prédilection dans les sphères de l’édition, du théâtre, de la musique et de l’opéra (Wilhelm Dieter Siebert, Maury Yeston…) ou encore du cinéma (Jean Negulesco, James Cameron…), sans parler des expositions d’objets remontés de l’épave. Bien peu savent pourtant que le plus célèbre naufrage de l’histoire, dans la nuit du 14 au 15 avril 1912 au sud de Terre-Neuve, cinq jours après son départ de Southampton à destination de New York, concerna aussi notre pays, à commencer par les Belges qui se trouvaient à bord, mais aussi pour la résonance immédiate de l’événement dans la presse, l’opinion et la culture populaire du temps.
Pour approcher ces deux aspects, nous disposons du mémoire de licence défendu à l’Université de Liège par Jean-François Germain il y a de nombreuses années déjà [1] et, plus récemment, du travail accompli par Dirk Musschoot, journaliste flamand ayant beaucoup planché sur l’émigration en Amérique [2].

L’historien qui se plonge dans les journaux de l’époque ne peut qu’être frappé par la rapidité, déjà, de l’information. Quelques heures à peine après la tragédie, celle-ci figure à la une du New York Times. Mais aux faits relatés avant même que le Carpathia, qui a recueilli les survivants, n’arrive à quai, se mêle un lot de conjectures, d’erreurs, voire d’inventions. Chez nous aussi, les rédactions sont allées très (trop) vite en besogne. Et tout aussi rapidement apparaissent dans les colonnes la recherche des coupables et la mise en cause des excès de vitesse ou du nombre insuffisant de canots de sauvetage (en fait, ceux-ci étaient plus nombreux que ce que prévoyait alors la législation anglaise).
Tout aussi classiquement, dans les médias et le monde politique, s’élève la question « est-ce possible en Belgique ? » . « On se mit à craindre un désastre à bord des malles Ostende-Douvres et des bateaux de plaisance » , note Jean-François Germain (p. 131). L’occasion pour l’opposition de mettre le gouvernement catholique sur la sellette. Au Sénat, dès le 2 mai 1912, le libéral Eugène Goblet d’Alviella interroge le chef de Cabinet (Premier ministre) Charles de Broqueville: « A cette époque de l’année la sécurité des voyageurs et de l’équipage est-elle complètement assurée ? Je ne le pense pas et je m’empresse d’ajouter que la situation est la même pour les autres steamers qui unissent le continent en Angleterre » (cité in id., p. 88). Des jours durant se succèdent dans les quotidiens les articles consacrés à la sécurité maritime, laquelle donnera lieu à des conférences internationales ainsi qu’au vote d’une loi belge en 1920.
Ce n’est pas le seul biais par lequel le Titanic s’invite dans les débats nationaux. Chacun, en effet, commente selon sa sensibilité le sort funeste de l’éphémère « plus grand navire du monde » . Alors que la presse d’opinion catholique multiplie les récits édifiants, notamment celui du Notre Père prié en commun par des hommes et femmes de différentes confessions, le socialiste Journal de Charleroi voit dans pareil épisode « la démonstration de la puérilité de cette prière » (id., p. 19), ce qui lui attire à la Chambre, au cours d’une séance consacrée à l’enseignement, cette réplique du député Alphone Harmignie: « N’avons-nous pas vu ce même journal se moquer de ce moment admirable des naufragés du Titanic qui, sur leur radeau flottant, ont, dans un mouvement de foi et d’espoir récité le Pater Noster ? » (id., p. 20, n. 27).
Les grands titres libéraux, quant à eux, reprennent con amore des écrits de confrères anglais ou américains opposant l’héroïsme des Anglo-Saxons (de première classe surtout) à la panique où auraient cédé les Latins (les Italiens de troisième classe en particulier). « La race anglo-saxonne est décidément une des plus nobles races humaines, lit-on dans La Dernière Heure du 23 avril 1912. La plupart des passagers mâles du Titanic ont su mourir avec un stoïcisme, un effacement devant les femmes et les enfants, qu’on ne retrouve pas toujours dans les naufrages de bateaux latins » (id., pp. 15-16). Un propos qui ne tiendra toutefois plus la route quand seront connus les pourcentages de passagers sains et saufs en fonction des sexes, des classes et des nationalités…
Par-delà les avis divergents, le choc émotionnel ressenti à l’annonce de la terrible nouvelle a été, lui, unanime. Elle inspire d’emblée nombre de poètes et de chansonniers. Les dons et les spectacles ou les concerts de bienfaisance sont légion au profit des veuves et des orphelins (avec, aussi, quelques arnaques à la charité). Le dimanche 21 avril, dans maintes églises, les sermons font écho à la dernière démonstration en date de la fragilité humaine (Musschoot, p. 224). Et il ne s’écoule pas plus d’une semaine avant que des cartes postales censées représenter le Titanic se vendent comme des petits pains. Les éditeurs qui n’ont pas de photo ont utilisé celle de l’Olympic, un paquebot jumeau, en truquant son nom, voire celle du Carpathia en y ajoutant manuellement les cheminées manquantes (id., p. 232). Le malheureux fleuron de la White Star Line apparaît jusque dans la propagande électorale et la publicité!

Ce ne sera qu’après une longue attente, cruelle pour les proches, qu’on connaîtra les noms des sept survivants parmi les vingt-sept Belges présents à bord du transatlantique britannique (le bilan total, resté imprécis, tournant autour de 1500 morts sur 2200 passagers et membres de l’équipage). Deux compatriotes inscrits sur la liste de la compagnie, en provenance d’Heldergem (Haaltert) et de Zwevezele (Wingene), n’ont pas pu embarquer pour raisons de santé. Pas moins de cinq jours après le sinistre arrive en Belgique une première liste – incomplète – de personnes sauvées, télégraphiée par notre légation à Londres.
La plupart des Belges du Titanic étaient des émigrants temporaires, originaires des provinces de Flandre orientale ou occidentale, partis pour accomplir des travaux saisonniers dans les fermes du Nouveau Monde où on était généralement mieux payé qu’en Europe. Figuraient aussi une chanteuse de cabaret de Bruxelles embarquée sous un faux nom (Berthe de Villiers, en réalité Bertha Mayné), un commerçant diamantaire d’Anvers (Jacob Birnbaum) et un violoniste de l’Orchestre symphonique de Liège, membre d’un trio engagé pour divertir les convives en première classe (Georges Krins).
Parmi les rescapés, Theodor De Mulder, d’Aspelare (Ninove), plante après son retour une croix toujours visible dans le jardin familial (Musschoot, p. 96). Le sort de ceux qui sont restés en Amérique n’est pas toujours enviable. Trois d’entre eux sont exploités par un imprésario qui les exhibe comme des curiosités à travers les Etats-Unis. Sur les hommes pèse la suspicion de ne s’en être tirés qu’en prenant les places des femmes ou des enfants. Certains fournissent des explications, crédibles ou non. Guillaume de Messemaecker, propriétaire d’une ferme dans le Montana, raconte qu’on l’aurait choisi « comme rameur à bord du canot n° 15 parce qu’il était grand et fort. Il fut ainsi sauvé » (Germain, p. 36). Sa femme Anna, rescapée elle aussi mais traumatisée à l’extrême, finira par sombrer dans la folie.

Jules Sap, qui a 25 ans à l’époque, avouera carrément avoir eu recours à la manière forte. « Il a sauté d’une hauteur de 40 mètres dans l’eau glacée, m’a raconté naguère son neveu Omer Sap. C’était un bon nageur et il s’est aidé des objets qui flottaient. Il a fini par arriver près d’un canot de sauvetage où se trouvaient des femmes et des enfants. On l’a hissé à bord mais un officier a voulu s’y opposer. Peut-être parce qu’il jugeait qu’il fallait repêcher d’autres femmes ou enfants. Ou peut-être parce qu’il avait peur qu’il y ait trop de monde… Toujours est-il que les deux hommes se sont battus. Jules Sap a sorti son couteau et, finalement, il a pu rester » [3]. Après la sortie du film Atlantique, latitude 41° (A Night to Remember), de loin le plus réaliste consacré au naufrage, Sap ira avec ses fils en représentation de cinémas en cinémas, non sans succès (Musschoot, p. 110).
Longtemps présenté à tort comme « le chef d’orchestre du Titanic » , Georges Krins, lui, n’est pas revenu du voyage. Il faisait partie d’une des deux formations musicales à bord auxquelles, selon certains témoignages, il fut demandé de jouer pour rassurer les gens. Cette fin sera promptement héroïcisée en Cité ardente où Le Cri de Liège, journal proche du mouvement wallon, lancera une souscription en vue d’ériger un monument au virtuose. La récolte des fonds s’avérera laborieuse et la guerre fera tomber aux oubliettes un projet dont la nature politique aura été nettement affirmée: « Nous revendiquons pour notre Wallonie I’honneur d’être fière une fois de plus de l’acte accompli par un de ses enfants » , « notre mémorial viendra ajouter un fleuron de plus à notre vaillante Wallonie » (Le Cri de Liège, 14 décembre 1912, cité in Germain, p. 59).
Si les tentatives de récupération ont fait long feu, il en va tout autrement pour ce que le drame comportait d’avertissement à un monde encore imprégné d’optimisme scientifique et technologique, d’idéologie du progrès garanti. Selon le quotidien français L’Univers, cité par La Gazette de Liége, la Providence était venue rappeler aux humains orgueilleux « qu’ils ne sont pas les maîtres de la nature » (id., p. 14). En milieux laïcistes, bien sûr, il ne pouvait être question de souscrire à cette interprétation. Mais aujourd’hui ? « C’est devenu une banalité, relève David Brunat dans une « libre méditation » sur le géant des mers englouti, de dire du drame du Titanic qu’il a comme rogné les ailes aux prétentions prométhéennes de l’humanité, qu’il a brisé sans retour le rêve insensé de domination universelle sur la nature » [4].
P.V.
[1] L’écho du naufrage du Titanic en Belgique, Liège, Université (Sciences hstoriques, mémoire de licence), 1998, 134 pp. J’ai rendu compte de cette recherche, avec interview de l’auteur, dans La Libre Belgique, 10 juillet 2002. [retour]
[2] 100 jaar Titanic. Het verhaal van de Belgen en de Nederlanders, Tielt, Lannoo, 2011, 264 pp. [retour]
[3] La Libre Belgique, 23 janv. 1998. [retour]
[4] Tragic Atlantic ou les métamorphoses du Titanic, Paris, Flammarion, 1998, p. 13. [retour]
C’est bien sûr un article « très documenté et sans concession » qui nous apporte un éclairage nouveau. Je le ferai lire à mon épouse qui s’intéresse particulièrement à ce naufrage qui n’en finit pas de (la) passionner. Je plonge sur vos récrits à chaque fois, merci à vous. Avec l’écriture, nous ne sommes jamais rassasiés, il en faut toujours davantage.
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Merci pour ce propos ô combien encourageant !
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