Si le concile de Trente, achevé en 1563, marque un tournant majeur dans l’histoire de l’Eglise, il n’a pas pour autant changé d’un coup de baguette magique la face de la chrétienté. « Les décisions tridentines n’ont pas été imposées sans plus, top-down, remarque Esther Van Thielen (Université d’Anvers). La réception et l’adhésion à ces décisions sont aussi importantes » [1]. Aux différents travaux corroborant ce constat, l’historienne ajoute sa contribution après s’être plongée dans les archives de deux communautés de chanoinesses régulières augustines, celle des Falcons à Anvers et celle de Vredenberg à Lierre (Lier).
Les deux couvents relèvent de la congrégation de Windesheim (Pays-Bas actuels). L’un et l’autre ont souffert des progrès du protestantisme. Les contemplatives des Falcons ont dû fuir la cité scaldéenne dans les années 1580, le catholicisme y étant proscrit jusqu’à la reconquête d’Alexandre Farnèse en 1585. Celles de Vredenberg ont dû renoncer définitivement à leur implantation initiale, près de Breda, saccagée par les gueux. Ici comme dans l’ensemble du diocèse anversois, c’est à l’aube du XVIIe siècle que la Réforme catholique – ou Contre-Réforme – commence à se concrétiser. Les mesures d’application décidées par les évêques Johannes Miraeus (1603-1611) et Johannes Malderus (1611-1633) constituent, selon la chercheuse, « toute une « boîte à outils » pour améliorer la situation dans les couvents » .

Ainsi veille-t-on davantage, dans la ligne conciliaire, à s’assurer de l’authenticité, à l’exclusion de toute contrainte, des vocations de sœurs, ainsi que du respect des règles en vigueur pour le noviciat (durée, âge minimum) ou encore pour la clôture. Il y a même renforcement de ces dernières chez les Falcons à la demande des nonnes. Dans leur chœur, par exemple, prendront place les sœurs converses (affectées aux tâches manuelles), plutôt que dans l’espace public de l’église. Vredenberg, en revanche, connaît une période de relâchement de la discipline et celle-ci y demeurera un sujet de tensions. Dans une lettre datée de 1635, une chanoinesse déplore la présence de laïcs et même l’organisation de noces intra-muros. Les autorités religieuses concèdent cependant que la perméabilité totale ne va pas de soi. Une ordonnance épiscopale pour Lierre a prescrit en 1616 que la clôture soit respectée « autant que possible » . Les servantes doivent pouvoir faire des courses… Un acte de l’évêque Aubertus van den Eede de 1678 interdira aux sœurs non pas de sortir mais de porter en rue un manteau qui les fait prendre pour des « femmes légères » .
En pointe sur l’obligation de garder le cloître, la maison anversoise traîne par contre la patte pour se conformer à l’idéal tridentin de rejet des richesses de ce monde. L’établissement est sélect, le montant de la dot est élevé et même les novices doivent tant payer qu’il leur reste souvent bien peu de moyens pour retourner vivre dans le siècle si tel est leur souhait. Contre le concile et même contre la règle augustinienne, on tolère que des religieuses détiennent des biens personnels. En échange des dons en terre et en argent faits par sa mère au couvent, Maria Verschoren reçoit annuellement plus de dix-sept florins d’ « argent de poche » (spellegelt). De grandes fêtes sont par ailleurs organisées, notamment à l’occasion des professions. Pour celle de Marie Beynots en 1662, dix-neuf parents et amis sont invités, dont quatorze sont logés et nourris pendant une semaine. Et le cas n’est nullement isolé. Mais à la maison lierroise, plus pauvre, on ne paraît pas avoir commis de tels manquements à la sobriété élémentaire.

Un courant historiographique, bien dans l’air de notre temps, a fait des pères de Trente des oppresseurs des religieuses, renforçant par leurs décisions la domination des clercs mâles sur les couvents féminins, présentés comme des « prisons dorées » . Sans parti pris, Esther Van Thielen rappelle néanmoins que « les moniales pouvaient après élections accéder à des fonctions telles que mère/prieure, grande prieure, maîtresse des novices ou procuratrice (qui assurait la gestion matérielle du couvent). Les moniales prenaient en outre les décisions au sein d’un « conseil » ou « chapitre » . Les meilleurs couvents fournissaient une formation dans les matières spirituelles, les travaux ménagers, la lecture et parfois l’écriture. A certaines sœurs même sont dues des œuvres écrites: selon Jenna Lay [2], les nonnes du XVIIè siècle ont fourni une contribution importante à la production de textes du début des temps modernes. Il y avait aussi place pour le développement de talents picturaux et musicaux » . Parmi ces derniers, on peut citer Maria Pauwels, organiste talentueuse, populaire « dans toute la ville d’Anvers » selon le Naem-en-doodt-boeck du recteur Christophorus Caers, source biographique précieuse pour les Falcons.
A cette lumière, on comprend que les directives élaborées sur les bords de l’Adige et relayées par les évêques ne sont pas passées chez les augustines comme une lettre à la poste. Certaines s’y sont opposées ou ont usé de stratégies subtiles pour les assouplir. D’autres les ont soutenues activement, quitte à se trouver en désaccord avec leur hiérarchie. D’autres encore les ont mises à profit pour des visées spécifiques.
Vredenberg offre ici l’exemple d’un monastère qui s’est partagé durablement entre partisanes et adversaires des réformes. Alors que l’ordinaire du lieu ne cesse de se plaindre du non-respect des normes claustrales par certaines sœurs, d’autres déplorent quant à elles que la mère supérieure grommelle contre les ordonnances et « observe ce qu’elle veut » . Dans ce contexte où les interventions des « clercs mâles » sont loin d’être toujours couronnées de succès, ce sont les religieuses protridentines qui se font actrices du changement en s’adressant directement au prélat diocésain et en lui suggérant des mesures à prendre: que les sœurs converses sortent par deux et que les entretiens au grillage avec des gens de l’extérieur soient mieux contrôlés, propose l’une vers 1635; que des laïcs soient placés à l’extérieur des portes pour les tenir fermées et les surveiller, écrit une autre en 1662. Dix collègues, en 1639, vont plus loin encore: elles envoient à l’évêché cinq pages de griefs contre leur mère, laquelle est remplacée la même année. La nouvelle supérieure cosigne peu après une autre lettre, demandant cette fois que le directeur de conscience Ludovicus Kimps soit « révoqué de son office » pour non-application de la discipline conventuelle. « Des femmes cloîtrées, qui se trouvaient dans un environnement où l’obéissance et la hiérarchie étaient importantes, avaient ainsi quand même la possibilité d’exprimer leur opinion et d’exercer une influence sur l’avenir de la communauté » . Il y a là, souligne la spécialiste, « un côté de l’histoire » qui, chez beaucoup d’historiennes, « reçoit peu d’attention » .
L’écrit collectif de 1639 contre la mère – et déjà aussi contre son « complice » Kimps – peut toutefois donner lieu à une interprétation plus machiavélique, au sens généralement admis du terme. Si les auteures décrivent en vingt points comment « le saint concile de Trente » et les statuts de leur congrégation ne sont pas observés, elles mettent aussi en cause le comportement de la supérieure, pas « maternelle » , cruelle, soupçonneuse, indiscrète, partiale… L’appropriation des décrets conciliaires se confond ainsi avec l’aspiration à faire débarquer celle qui apparaît comme la personnification de tous les problèmes. A la démarche participe Johanna vande Werve, la future supérieure qui sera, une fois en place, confrontée aux critiques de l’autre camp…
Si le climat semble avoir été moins orageux aux Falcons, on peut voir dans plusieurs accords conclus avec les propriétaires de maisons voisines une forme d’instrumentalisation de la réglementation. En se fondant sur celle-ci, les sœurs ont pu monnayer l’existence de fenêtres donnant sur leur terrain ou obliger à les obstruer. « Certaines religieuses agissaient sans doute par désir sincère d’une discipline plus stricte, note Esther Van Thielen, mais la communauté conventuelle était aussi un lieu complexe, avec des points de vue différents, la formation de partis et des conflits internes » .
Les travaux menés dans d’autres régions et pays confirment généralement la grande diversité de mise en œuvre des dispositions tridentines. Loin d’être de simples exécutants au doigt et à l’œil, les enfants spirituels de l’auteur de La Cité de Dieu, femmes comme hommes, disposent jusqu’à un certain point d’une autonomie pour fixer les cadres de leur existence collective. Et il en va de même pour les autres congrégations. Entre les pères conciliaires et le terrain, il y a toujours eu de la marge.
P.V.
[1] « De Augustinessen van Falcon en Vredenberg. Een studie naar twee post-Tridentijnse vrouwenkloosters in het bisdom Antwerpen in de late zestiende en zeventiende eeuw » , dans Ons Geestelijk Erf, vol. 92, n° 2, 2022, pp. 169-201. https://poj.peeters-leuven.be/content.php?url=journal&journal_code=OGE, Universiteit Antwerpen, Instituut voor de geschiedenis van de spiritualiteit in de Nederlanden tot ca. 1750, Prinsstraat 13, 2000 Antwerpen. [retour]
[2] Dans Beyond the Cloister. Catholic Englishwomen and Early Modern Literary Culture, Philadelphia (US, PA), University of Pennsylvania Press, 2016, pp. 1-22. [retour]