« Adieu, veau, vache, cochon, couvée! » … Au terme des négociations qui aboutissent au traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, la Belgique obtient un morceau de la Rhénanie, qui constitue aujourd’hui notre Communauté germanophone, un mandat d’administration des ex-colonies allemandes du Ruanda-Urundi (futurs Rwanda et Burundi), la fixation des réparations dues par le Reich vaincu ainsi que la fin du statut de neutralité obligatoire. C’est beaucoup moins que les rêves nourris, au cours de la Grande Guerre, dans des milieux nullement marginaux et jusque dans les sphères gouvernementales: rêves d’un retour aux frontières d’avant 1839, rêves lorgnant vers le Grand-duché de Luxembourg, le Limbourg hollandais et l’embouchure de l’Escaut, voire davantage encore.
S’il faut en croire Albert de Bassompierre, alors directeur général de la politique au ministère des Affaires étrangères, l’échec serait imputable à l’apathie et à l’indifférence de l’opinion publique belge. D’autres facteurs ont été retenus par l’historiographie, parmi lesquels l’air du temps porté par le président américain Woodrow Wilson, promoteur du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, rejoint par le Premier ministre britannique Lloyd George. Les ambitions territoriales de la « Poor Little Belgium » , dès lors qu’elles auraient dépossédé les Pays-Bas demeurés hors du conflit, faisaient tache. Ceux de nos ministres qui y étaient favorables, en même temps qu’à une alliance verrouillée avec la France et le Royaume-Uni, s’étaient par ailleurs trouvés doublement en porte-à-faux vis-à-vis d’Albert Ier, lequel n’avait jamais entendu poursuivre d’autre objectif que le statu quo ante bellum, la restauration de la Belgique dans son intégrité et sa neutralité.
A toutes ces raisons de revenir de Versailles les mains non pas vides, certes, mais moins pleines qu’espéré, sont venues s’ajouter celles que mettent en lumière les travaux menés par Michael Auwers, collaborateur scientifique du Centre d’études et de documentation Guerre et sociétés contemporaines (CegeSoma), dans le cadre de sa thèse de doctorat défendue à l’Université d’Anvers. Selon ce chercheur, les regards portés sur l’avant-plan – le Roi, les principaux membres du cabinet de Broqueville – ont fait négliger le rôle joué et les clivages suscités, à l’arrière, par les diplomates [1].

Le trend belge, à cet égard, diffère de celui de nos voisins. Dénoncés un peu partout pour n’avoir pas su préserver la paix ni même prévoir la guerre, les plénipotentiaires, chargés d’affaires et autres consuls ont perdu de leur influence au profit des politiques. Et ils ne la retrouveront pas à la conférence où on remodèlera la carte de l’Europe. Chez nous aussi, les diplomates chevronnés ont essuyé des critiques (pp. 154-155), mais une partie d’entre eux a tiré son épingle du jeu: ce sont les « jeunes loups » formés à l’école de Léopold II, audacieux dès avant 1914 en politique étrangère quand les élus s’en désintéressaient. Après l’invasion allemande, ce sont eux qui, à Sainte-Adresse où s’est installé le gouvernement en exil, définissent ses orientations et cornaquent les politiciens inexpérimentés. L’accession en 1917 de Pierre Orts et d’Albert de Bassompierre, déjà cité, aux postes clés de secrétaire général et de directeur général du ministère des Affaires étrangères constitue le signe le plus tangible de ce nouveau paradigme. L’un et l’autre ont fait leurs premières armes sur le terrain de l’administration congolaise et croient dur comme fer que la Belgique pourrait encore s’agrandir, au détriment cette fois d’Etats limitrophes. De la même mouvance relève Emile de Cartier de Marchienne, un autre Leopold boy, qui a soutenu les projets de notre deuxième Souverain en Chine.

A ceux qui gonflent les revendications pour que le sang des Belges n’ait pas été versé en vain, comme l’écrit Fernand Neuray dans Le XXe Siècle en mai et juin 1915 (cité p. 83), s’opposent les tenants de la ligne d’Albert Ier, notamment Eugène Beyens, un temps ministre des Affaires étrangères, et son secrétaire général Léon Van der Elst, proche conseiller de longue date du Roi. Celui-ci, qui qualifie dans ses carnets les annexionnistes de « pygmées » (cité p. 95), a pu réaffirmer son autorité, au début des hostilités, en s’appuyant sur ces hommes rompus aux arcanes du concert des nations. Le journal L’Indépendance belge, qui poursuit sa parution en Grande-Bretagne, les défend bec et ongles. Mais leurs adversaires de la « génération Congo » gagnent du terrain à Sainte-Adresse et nouent des alliances avec des décideurs et non des moindres, sans pour autant cesser de protester de leur absolue loyauté au chef de l’Etat. Le tout sur fond de bras de fer entre celui-ci et le gouvernement – plus précisément son numéro un de Broqueville – en vue du contrôle de la politique extérierure…
En désignant Beyens à la tête du département, le « roi chevalier » a avancé un pion précieux, mais l’accueil dans la commune normande est réfrigérant. Le nouveau ministre ne s’est d’ailleurs fait aucune illusion à cet égard. Sa lettre d’acceptation témoigne de l’hostilité et de la mauvaise volonté qu’il a pu appréhender de la part de ses collègues et des hauts fonctionnaires (p. 69). A Sainte-Adresse, note l’historien, s’était formée « une version en miniature de la société belge, dans laquelle les idées nationalistes ou d’expansion territoriale étaient devenues progressivement prédominantes » (p. 214). Elles ont percolé au sein du cabinet ainsi que parmi les journalistes dont Beyens supportera mal la « vile promiscuité » (cité p. 69). A la fin de la guerre, Orts croira même les temps mûrs pour « faire de Metz une question belge » (cité p. 174)!

Entre la plaine de l’Yser et la banlieue du Havre se sont véritablement dessinées deux politiques contradictoires, dualité qui se répétera mutatis mutandis en 1940, jusqu’à la rupture dans ce cas. Après l’épisode Beyens, c’est de Broqueville qui prend les commandes du ministère en août 1917, tout en demeurant le primus inter pares. S’il joue la carte des jeunes loups, ceux-ci se retourneront bientôt contre lui, le jugeant trop ambigu. S’il signe aveuglément tout ce qu’Orts lui présente, il n’en suit pas moins ses propres options. En octobre 1916, Albert Ier l’a jugé « extraordinairement flexible » (cité p. 104). Assez pour devenir le nouvel homme du Roi au sein de l’exécutif.
Quand, en janvier 1918, Paul Hymans devient à son tour la figure de proue de notre diplomatie, il est gagné en partie aux conceptions des partisans de la grande Belgique. Mais quand il devra les défendre à Paris, il se retrouvera seul face aux Alliés. Même le Français Clémenceau, président du conseil, se sera rangé aux vues des Anglo-Saxons et reprochera aux Belges un appétit gâchant le rôle magnifique qu’ils ont joué (cité p. 184). Qui demande trop n’obtient rien, écrira Beyens (cité p. 203). Tel sera bien le lot de la délégation belge, tirée à hue et à dia entre idéalistes et réalistes. Les campagnes anti-annexionnistes déclenchées entre-temps aux Pays-Bas et au Luxembourg n’arrangeront rien.
Après 1920, la « vieille école » reviendra en force et avec elle, un Beyens réhabilité. Il s’agira aussi de restaurer l’image internationale quelque peu ternie de la Belgique, même si celle-ci n’a, pour l’essentiel, cherché qu’à recouvrer ce que les Pays-Bas lui avaient arraché par la force dans les années qui avaient suivi l’indépendance.
En même temps que se dissiperont les derniers espoirs, la politique étrangère échappera aux diplomates qui en avaient écrit la partition jusqu’alors. Elle reviendra au gouvernement, « mais beaucoup plus tard que dans la plupart des autres pays européens » (p. 214).
P.V.
[1] Michael AUWERS, The Failed Coup of Belgian Diplomacy. Diplomats and Foreign Policy Making in the First World War, Bruxelles, Archives générales du Royaume (série « Studies in Belgian History » , vol. 12, publication n° 6304), 2022, 228 pp. La citation de de Bassompierre figure en pp. 193-194. [retour]
Mise au point indispensable. J’ignorais totalement cet aspect territorial d’après 1918. Quand on est petit généralement on le reste même si la gourmandise vient vous chatouiller. Il est préférable de ne pas trop indisposer ses voisins.
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Beaucoup ont en effet rêvé la Belgique plus grande. Mais elle n’est pas pour autant un « petit pays »: il est plus juste de parler d’un pays moyen. Nous sommes deux fois plus peuplés que la Norvège et à égalité avec Israël, qui ne se considèrent certainement pas comme des petits pays. Et même en superficie, nous valons 1,5 fois Israël. Et je ne parle pas de notre densité en villes d’art, en château, en patrimoine… Je ne suis pas chauvin: seulement, je nous trouve souvent trop modestes. Merci pour votre intérêt.
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