Quand, en 1145, Albéron II meurt en Italie, on ne ramène pas son corps à Liège bien qu’il en soit l’évêque. Ce retour sera pourtant accordé en 1167 à son successeur Henri II de Leez, passé lui aussi de vie à trépas au-delà des Alpes. Sa dépouille sera ensevelie dans la cathédrale Saint-Lambert. Même un prédécesseur déshonoré, Alexandre Ier, déposé en 1135, a eu droit à cette dignité. L’exception peut certes résulter de maintes raisons. Elle n’en est pas moins symbolique d’une mauvaise réputation dont l’historiographie a gardé les traces.
D’où vient-elle ? Selon Julien Maquet qui a proposé, au dernier congrès francophone d’histoire et d’archéologie tenu à Tournai, une réévaluation du treizième successeur de Notger, la piètre estime en laquelle ont été tenues ses dix années de pouvoir politique et religieux résulte d’un travail de sape mené par le précité Henri de Leez et son entourage [1]. Pour en comprendre les ressorts, il faut parfois lire les sources entre les lignes…
Prenant appui sur l’importante production scientifique de Jean-Louis Kupper et Georges Despy notamment, l’historien, maître de conférences à l’Université de Liège et conservateur du Trésor de la Cité ardente, trouve un premier éclairage du cas dans le climat conflictuel qui entoure à l’époque les élections au trône épiscopal. Les trois scrutins précédant celui de 1135, où cartonne la figure qui nous occupe ici, ont été marqués par l’opposition des « grands » et des « petits lignages » liégeois désireux d’imposer leur candidat. Le chapitre cathédral, dont certains membres des « petits » font partie, a contribué largement à faire débarquer Alexandre Ier, fort pourtant du soutien des abbés Wibald de Stavelot et Léon de Lobbes. Mais les « tombeurs » ne parviennent pas à aiguiller le choix du nouvel évêque.
A ce moment, faire appel à un outsider, un clerc hors du diocèse, peut apparaître comme la manière indiquée de calmer le jeu. C’est ainsi qu’Albéron, issu de la maison des comtes de Namur, archidiacre et primicier – une haute distinction – au sein de l’Eglise de Metz, a rendez-vous avec l’histoire. Et outre que sa personne concilie les tendances, ses débuts en bord de Meuse semblent se dérouler sous d’heureux auspices. Avant même de figurer parmi les successeurs des apôtres et les princes du pays, il reçoit le « rational », un ornement liturgique apparenté au pallium, qui rehausse son autorité future. Cette faveur n’est sans doute pas étrangère à de bonnes relations en haut lieu. Les Annales Rodenses, source précieuse pour le passé ecclésiastique de nos régions, disent le futur pontife très proche d’Aimeric, puissant chancelier d’Innocent II, le Pape qu’il a peut-être rencontré en Italie et qui est lui-même venu à Liège en 1131. Selon certaines hypothèses auxquelles souscrit Julien Maquet, l’octroi du rational serait aussi lié à la lutte menée contre les hérésies qui ont cours dans le diocèse. La vacance du siège est un moment où il convient de recourir à l’instance pontificale.

Pendant les premières années de son règne, Albéron II peut compter sur la collaboration du groupe de chanoines dont la fronde a été fatale à Alexandre Ier. C’est qu’ils en espèrent une aide à la promotion de leur « poulain » Henri de Leez, qui porte les couleurs d’un lignage local. L’évêque emmène d’ailleurs ce dernier à Rome, ainsi que Nicolas, un clerc très remuant, pour assister au deuxième concile de Latran en 1139. Néanmoins, à partir de 1143, les relations se détériorent. D’après Gilles d’Orval, auteur de la Gesta episcoporum Leodiensium (XIIIe siècle), la brouille trouverait son origine dans une certaine inertie à mettre fin à la mise en coupe réglée des terres de l’Eglise de Liège par ses voisins. « On a pourtant des actes indiquant que l’évêque prenait un ensemble de mesures, explique le médiéviste. Il n’empêche qu’il était fortement entravé dans certaines décisions par sa parenté… Les parents pouvaient être parfois des alliés un peu encombrants » .
Même la reprise, en 1141, du château de Bouillon dont s’était emparé Renaud, comte de Bar, ne sera pas portée à l’actif de la décennie albéronienne. Il a cependant fallu, pour mettre le siège avec l’aide du comte de Namur, neutraliser les interférences familiales, celles notamment qui auraient pu venir de l’évêque de Verdun, oncle d’Albéron, au profit duquel Renaud avait renoncé à ses prétentions sur le comté lorrain. Un donnant-donnant aurait été aussi convenu avec l’évêque de Metz, frère de Renaud, pour qu’il demeure hors du conflit en échange d’une latitude pour intervenir davantage dans les affaires de l’abbaye de Saint-Trond, possession ecclésiale liégeoise. Mais de la décision la plus importante, celle d’apporter les reliques de saint Lambert au pied de la redoutable forteresse et de faire ainsi participer le père de la principauté au combat, décision prise par Albéron II, c’est Henri de Leez qui rafle la gloire parce qu’il a été chargé, sans doute en tant qu’archidiacre de Famenne dont dépend Bouillon, d’aller demander le consentement du synode liégeois. Faut-il voir l’indice d’une confiance déjà relative dans le fait que la garde des reliques a été confiée non pas à Henri de Leez lui-même mais à un autre archidiacre ? « Peut-être, suggère Julien Maquet, Albéron II était-il en train de se rendre compte qu’il couvait une vipère en son sein » …
De cet événement majeur, le vainqueur tentera bien de tirer profit pour redorer son blason. Il fera les frais d’une nouvelle châsse dont une des plaques, conservées au Trésor, établit un lien avec le « triomphe de saint Remacle » , miracle daté de 1071, le concept étant ici repris pour être appliqué à des opérations militaires avec la dimension d’un jugement de Dieu. Mais rien n’y fera. Le rôle d’Albéron sera bel et bien occulté par son successeur et son équipe chapitrale.
Ayant pris la tête de l’opposition, Henri de Leez se rend en Italie où la mort inopinée d’Innocent II en 1143 lui porte chance. Arrive le pape Eugène III qui le connaît bien et va l’appuyer de tout son poids pour qu’il surmonte à Liège l’opposition de la crème des aristocrates. Mais rien n’est jamais acquis. Si l’épiscopat lui revient bien en 1145 et si, après lui, Alexandre II, élu en 1164, présentera le même profil, le siège passera ensuite, à partir de 1167, à Raoul de Zähringen, un grand prince territorial.

Fallait-il sacrifier à la (vieille) mode des réhabilitations pour en faire profiter Albéron II ? Les arguments, en tout cas, ne manquent pas et lui-même trouva déjà en son temps des avocats dans les auteurs des Annales Rodenses, écrites par des chanoines réguliers auxquels il était favorable ainsi qu’Innocent II, à l’inverse d’Eugène III. Les cas de biographies de princes ternies par ceux qui les ont renversés ou par leurs fils trop heureux de « tuer le père » ne datent pas d’hier ni même d’avant-hier. Quatorze siècles avant Jésus-Christ, dans la vallée du Nil, les listes de rois étaient tronquées et les cartouches martelés pour gommer ou détourner méthodiquement toute trace laissée par Toutankhamon. Et ce n’est là qu’un cas parmi bien d’autres. On ne règne pas aisément sur la postérité.
P.V.
[1] « Albéron II (1135-1145), un évêque de Liège à « réhabiliter » ? » , communication au 11e Congrès de l’Association des cercles francophones d’histoire et d’archéologie de Belgique et 58e Congrès de la Fédération des cercles d’archéologie et d’histoire de Belgique, Tournai, 19-22 août 2021. La parution des actes est annoncée pour cette année. [retour]