Entre 1868 et 1914, selon les données de l’administration belge de la justice criminelle et civile, le ministère public traduisit devant une cour d’assises 333 personnes accusées d’être auteurs ou complices d’un infanticide. 160 d’entre elles furent acquittées et 173 condamnées. A cette époque comme à la nôtre, la plupart des coupables étaient des femmes (vérité statistique généralement moins évoquée que celle des assassinats d’adultes commis majoritairement par des hommes). Les cas – très peu nombreux – de poursuites par contumace ne furent pas comptabilisés.
Quels étaient les profils de ces meurtrières et meurtriers ? Quelles furent leurs motivations ? Quelles peines encoururent-ils ? Pour cerner de plus près cette tragique réalité, Jos Monballyu, professeur émérite de la faculté de droit de la Katholieke Universiteit Leuven, a procédé à l’examen détaillé des dossiers soumis aux assises de Flandre-Occidentale pendant la période considérée, qui va de l’entrée en vigueur du nouveau Code criminel belge (loi du 8 juin 1867) au déclenchement de la Première Guerre mondiale, après laquelle de nouveaux changements législatifs sont intervenus [1].
Succédant à celui de 1810, le nouveau Code se caractérise par de plus larges possibilités de clémence. Alors que le législateur napoléonien prévoyait la peine de mort pour tout homicide volontaire commis sur un nouveau-né, celui de 1867 ne la prévoit que s’il y a eu préméditation, les travaux forcés étant la norme dans le cas contraire (art. 396). A noter que ceci constitue un retour à des dispositions antérieures, datées de 1791: une preuve de plus, s’il en fallait encore, que le « progrès » ne se confond pas nécessairement avec la ligne du temps…
La cour et le jury ont de la marge pour se montrer plus magnanimes encore si la victime est un enfant de l’accusée né hors mariage: la condamnation aux travaux forcés peut alors être ramenée à une durée de 15 à 20 ans (avec préméditation) ou de 10 à 15 ans (sans). Enfin, des circonstances atténuantes (jeune âge, aveux spontanés, casier judiciaire vierge…) peuvent être prises en considération, ainsi que l’égarement ou le désarroi psychiques de la mère au moment de l’accouchement ou immédiatement après. Il est loisible en pareils cas descendre d’un degré dans l’échelle des peines prévues – également pour le(s) complice(s). On pourra ainsi arriver à une « facture » de 3 à 5 ans de prison seulement, voire à la décision par les chambres du conseil ou des mises en accusation de renvoyer l’inculpée en correctionnelle.

Pour les quelque 47 années qui ont précédé la Grande Guerre, selon le dénombrement de l’historien, les affaires d’infanticide soumises aux assises ouest-flandriennes ont débouché sur 45 condamnations et 31 acquittements. Les gestes fatals ont frappé majoritairement des bébés illégitimes: 17 sur les 45 avec préméditation, 22 sans. C’est la même prépondérance qu’au plan national: 117 sur les 173 avec préméditation, 37 sans. Ne reste donc qu’une très petite minorité de « légitimes » : 6/45 au plan provincial, 19/173 pour l’ensemble du pays.
Sur les 45 condamné(e)s, 23 ont bénéficié des circonstances atténuantes. Aucune condamnation à mort n’a été prononcée. La peine suivante parmi les plus lourdes est restée peu usitée: 4 sentences de travaux forcés à perpétuité. Ce sont les travaux forcés de 7 à 15 ans qui présentent la plus grande fréquence, concluant près de la moitié des dossiers. Le reste consiste en peines d’emprisonnement allant de 16 mois à 10 ans.
Les archives étant muettes sur les motivations des magistrats et des juges, on ne peut que supposer les raisons des 31 décisions d’acquittement, proportion considérable sur 76 inculpations (40 %). L’absence de preuve a sans doute souvent bénéficié à la mère, notamment quand celle-ci déclarait, sans que rien ne vienne la contredire, que l’enfant était mort à la naissance ou peu après. Ainsi Leonie Vandenbroucke, à Bredene, accusée en 1880 par deux femmes d’avoir étranglé son bébé alors qu’elle-même affirmait ne se souvenir de rien, fut-elle innocentée faute d’éléments matériels mais aussi, surtout peut-être, sur la base d’un état mental perturbé lors de la naissance. Le professeur Monballyu ne rejoint pas pour autant les chercheurs qui attribuent aux hommes composant les jurys une propension à psychiser le comportement des femmes qui avaient commis l’irréparable. « Décider simplement, comme le font beaucoup d’historiens, qu’il y a eu beaucoup d’acquittements par les cours d’assises dans les poursuites pénales pour infanticide parce que les hommes, bourgeois, membres du jury manifestaient une compréhension toujours croissante pour la détresse psychologique dans laquelle les mères, hors mariage surtout, se trouvaient au moment de la naissance de leur enfant ou peu après, manque alors de base factuelle » .

Au total, 69 femmes furent traduites devant les assises de Bruges, dont 64 étaient la mère. Parmi ces dernières, 49 n’étaient pas mariées, 2 étaient veuves et une séparée. Sur les 12 mariées, 10 avaient été mises enceinte par un homme autre que leur mari. Les 5 « non-mères » , quant à elles, se sont retrouvées dans le box pour avoir aidé à supprimer le nouveau-né. Ainsi Juliana Vandenbussche d’Oedelem (Beernem) fut-elle été condamnée en 1896 à 15 ans de travaux forcés pour avoir tendu à sa fille le cordon qui lui servit à étrangler son enfant. La fille, célibataire, s’en tira avec 10 ans d’emprisonnement. Elodie Mathilde Bernard de Dottignies (Mouscron), connue dans son village comme accoucheuse et avorteuse, se vit infliger 20 ans, ayant étouffé, mis dans une caisse et jeté dans le canal de l’Espierres le petit de Marie Dumortier. La « praticienne » avait auparavant tenté de provoquer une mort anténatale par des herbes médicinales et l’introduction d’une aiguille à tricoter dans l’utérus. Poursuivie pour complicité, la mère fut finalement acquittée. Ce fut aussi le cas, en 1876, pour Marie Lanssens, de Wevelgem, alors que son amant Hendrik Derudder écopa des travaux forcés à perpétuité: il lui avait fourni – en vain – des substances réputées abortives, puis avait finalement étouffé le bébé à sa naissance et l’avait enterré dans un enclos de chèvres.
Quant aux moyens utilisés par les auteur(e)s d’infanticide, l’asphyxie est de loin le plus courant (étranglement, maintien sous un matelas ou une couverture, chiffons, paille ou terre dans la bouche et le nez…). Plus rarement, on a noyé, jeté dans la fosse d’aisances, tranché la gorge, cogné la tête… Parmi les professions des mères arrivées à cette extrémité, celles de femmes de ménage ou de servantes employées dans des domaines agricoles, des auberges ou des magasins dominent largement. Ce n’est pas une surprise: les enquêtes similaires menées dans d’autres pays d’Europe occidentale arrivent au même constat. Dans beaucoup de ces cas, la grossesse signifiait la fin de l’emploi.
Les conditions de vie difficile, bien sûr, mais aussi les réactions effectives ou redoutées de l’entourage sont les facteurs qui ont poussé le plus généralement à l’acte. Misère de Marie Loof qui habitait à Outrijve (Avelgem) avec son père âgé de 72 ans dans une bicoque louée et qui, selon ses déclarations au juge d’instruction courtraisien en 1872, étrangla son nouveau-né pour conserver le travail à temps plein dont dépendait leur subsistance à tous deux. Détresse d’Emilia Dujardin de Kanegem (Tielt), qui jeta son enfant dans les latrines après avoir caché sa grossesse à son père avec lequel elle partageait une petite chambre et qui, assura-t-elle en 1884, l’aurait chassée si elle ne s’était pas résignée à cette « solution » . Peur du rejet qui devait coûter 15 ans de travaux forcés à Marie Vermeulen, de Kuurne, en 1869: ayant caché à son fiancé qu’elle était enceinte d’un autre homme, elle accoucha secrètement cinq semaines après le mariage et supprima le fruit de ses amours illicites en le coinçant entre deux matelas, après quoi elle alla l’enterrer dans un bois à Lendelede.
On l’a dit, les hommes sont rares parmi les inculpés: seulement 7 sur les 76 dont il est ici question, dont 6 étaient pères hors mariage de la petite victime et le septième informé de ce qu’il n’était pas son géniteur. Trois furent acquittés, les autres condamnés pour avoir commis le crime, avoir forcé la mère à le commettre ou avoir été complice.
Et pourtant, il existait bien des moyens de se défaire de l’indésiré tout en lui laissant une chance. Séculaire était l’usage d’exposer le bébé au porche d’une église où il pouvait être recueilli par quelque sacristain et porté chez une nourrice. Un saint Vincent de Paul s’était soucié d’offrir aux pauvres filles de Paris la ressource d’un hospice pour les enfants trouvés. Dans nos anciens Pays-Bas, la communauté était censée assumer la responsabilité de ceux qui avaient été abandonnés sur son territoire. Les archiducs Albert et Isabelle réglèrent en ce sens l’octroi des secours publics par un édit daté du 28 septembre 1617 [2].
Pour être assurées que leur poucet serait soigné dans l’attente de parents adoptifs ou d’un placement en orphelinat, nombre de femmes allaient le déposer anonymement dans un couffin accessible derrière une ouverture pratiquée sur le mur ou la fenêtre de l’une ou l’autre maison charitable. On a vu réapparaître ces « boîtes à bébés » au XXIe siècle, à Anvers et à Bruxelles notamment. Signe des temps ?
P.V.
[1] « Beschuldigd van kindermoord voor het Hof van Assisen van West-Vlaanderen, 1868-1914 » , dans Pro Memorie. Bijdragen tot de rechtsgeschiedenis der Nederlanden, vol. 24, issue 2, Amsterdam, déc. 2022, pp. 255-276. https://www.aup-online.com/content/journals/15667146. – Sur le plan national, on peut aussi se reporter à Marie-Sylvie DUPONT-BOUCHAT, « Victimes ou coupables ? La loi et la justice face à l’infanticide en Belgique au XIXe siècle » , dans Femmes et justice pénale XIXe-XXe siècles, dir. Christine Bard, Frédéric Chauvaud, Michelle Perrot & Jacques-Guy Petit, Rennes, Presses universitaires de Rennes (coll. « Histoire » ), 2002 pp. 75-96, https://books.openedition.org/pur/16165?lang=fr (en libre accès). [retour]
[2] Xavier CARTON de WIART, « Abandons et expositions de nouveaux-nés au XVIIIe siècle » , dans Namurcvm, Société archéologique de Namur, XXIe année, n° 3, 1946, pp. 35-43, https://www.lasan.be/images/Namurcum/1946-21e_annee.pdf (en libre accès). [retour]
Une réflexion sur « Les infanticides devant la justice au temps de Léopold II »