« Fiers d’être Bourguignons » ? L’héritage d’Henri Pirenne

Ecrite avec la volonté de dégager une trame dans le passé de nos territoires, son « Histoire de Belgique » fait du regroupement réalisé par les ducs de Bourgogne un moment décisif. Négligeant le maintien des particularismes, il s’écarte néanmoins du discours nationaliste en plaçant notre syncrétisme romano-germanique au cœur de l’Europe occidentale

   En 1932, Lucien Febvre, cofondateur en France des Annales d’histoire économique et sociale, qualifia d’ « acte national » l’Histoire de Belgique d’Henri Pirenne, qu’il tenait pour un de ses inspirateurs. Evidemment, on ne peut être la figure de proue d’un récit national sans être ipso facto dénigré par les tenants d’identités concurrentes – flamande, wallonne… – si elles se veulent en outre exclusives. Mais dans comme hors de nos frontières, l’historien né à Verviers en 1862, mort à Uccle en 1935, demeure une référence et un père de ce qu’on appellera plus tard la nouvelle histoire, entendez celle qui explore et intègre pleinement les données de la vie matérielle et de la vie culturelle aux sens les plus larges.

   La carrière même du maître épouse de bout en bout les diversités belges. Venu au monde en terres ci-devant principautaires, formé d’abord à l’Université de Liège, il approfondit sa science en Allemagne et en France avant d’être, pendant plus de quarante ans, professeur à l’Université de Gand  puis, après s’être opposé à la néerlandisation complète de cette institution, à celle de Bruxelles.

   Comptant quelque 3500 pages réparties entre sept tomes publiés de 1900 à 1932, l’Histoire de Belgique est pionnière à plus d’un titre [1]. Outre qu’elle dépasse de loin en rigueur scientifique les entreprises antérieures, elle entend fonder plus solidement qu’auparavant la volonté – à l’œuvre dans tous les Etats – de dégager une trame dans le passé des territoires qui vont constituer le pays actuel. National l’auteur est, jusque dans l’équilibre des critiques qui lui sont adressées: celles qui viennent du Nord déplorent son insistance sur l’importance de la culture française dans l’espace flamand, celles qui émanent du Sud lui font grief du rôle majeur dévolu sous sa plume au comté de Flandre.

Né à Verviers, formé à Liège, professeur à Gand puis à Bruxelles…: la carrière même d’Henri Pirenne est nationale par excellence. (Source: Réseau des médiévistes belges de langue française (RMBLF))

   Un récent article de Jean-Marie Cauchies, professeur émérite à l’Université Saint-Louis de Bruxelles et à l’Université catholique de Louvain, nous propose une entrée des plus pertinentes dans le massif pirennien, à savoir l’approche qui s’y déploie du moment bourguignon comme étant celui des apports essentiels dans la gestation du futur Etat-nation belge [2]. Dans le deuxième volume de l’Histoire de Belgique, qui va du commencement du XIVe siècle à la mort de Charles le Téméraire, ainsi que dans d’autres interventions dont une conférence donnée à l’occasion de l’Exposition universelle et internationale de Liège en 1905, année du 75e anniversaire de notre indépendance, l’historien dresse le bilan des acquis dus à Philippe le Hardi et ses successeurs: un rassemblement territorial, « une solide fédération monarchique » , une dynastie commune, certes française mais intégrée, des institutions et des orientations économiques et commerciales, une position intermédiaire mais autonome tant à l’égard du Saint-Empire germanique que du royaume de France… Sous cette lumière se justifie pleinement l’expression de conditor Belgii attribuée à Philippe le Bon – expression dont l’auteur, précise le professeur Cauchies, serait l’érudit Pontus Heuterus (XVIe siècle) et non Juste Lipse comme beaucoup, y compris votre serviteur, l’ont écrit!

   Cette construction qui sera, dans un premier temps, celle des grands Pays-Bas n’est toutefois pas tombée du ciel. En 1899 déjà, peu avant la parution du tome I, celui qui est davantage médiéviste que moderniste a souligné l’existence d’une civilisation belge ou, si l’on préfère, une « unité de vie sociale » antérieure, reposant sur une série de données matérielles et intellectuelles parmi lesquelles le développement remarquable des villes et du commerce: « Depuis des siècles, écrit-il, les différentes provinces féodales de la rive droite et de la rive gauche de l’Escaut tendaient inconsciemment à l’unité. La maison de Bourgogne n’a fait que recueillir les résultats d’un travail commencé bien avant elle » . Les pays mitoyens dont hérita Lothaire lors du partage de l’empire de Charlemagne en 843, de la mer du Nord au centre de l’Italie, sont certes dépourvus d’unité linguistique ou géographique et ont souvent servi de champ de bataille à leurs deux puissants voisins. Ils présentent cependant les avantages d’une position pacifiante, où un terrain d’activités communes aux Flamands et aux Wallons a pu se développer, à l’origine du sens utilitaire et pratique généralement reconnu aux Belges.

Philippe le Bon reconnu comte de Namur, dans une représentation romantique. (Source: Jo Gérard, « L’épopée belge des ducs de Bourgogne » , Braine-l’Alleud, J.M.Collet, 2000, pp. 64-65)

   Le concept d’ « unification » bourguignonne n’en est pas moins ici sujet à caution. « Pirenne, objecte Jean-Marie Cauchies, n’a pas su voir ou voulu exprimer, alors même qu’il a traité, et avec brio, des siècles ultérieurs, que les spécificités et les particularismes sont demeurés vivaces et ont pu transcender longtemps encore les facteurs « unificateurs » dans les Pays-Bas bourguignons, puis espagnols, puis autrichiens » . Faut-il pour autant voir dans sa démarche un « finalisme exacerbé » (Hervé Hasquin dixit) ? Outre que Pirenne écrit dans un style beaucoup plus sobre que celui, volontiers cocardier, de nombre d’ouvrages contemporains, même sous le label universitaire, il admet sans peine que si les dynastes ont été puissamment aidés par les circonstances, l’histoire aurait néanmoins pu prendre une autre tournure. Elle n’est, en somme, ni totalement aléatoire, ni totalement déterminée.

   Après la Grande Guerre pendant laquelle il perd un fils et connaît la captivité, on verra l’auteur de Mahomet et Charlemagne s’opposer par la parole et par l’écrit à tous les nationalismes. Loin des conceptions isolationnistes, il n’a de cesse de faire voir dans notre identité le fruit d’un syncrétisme roman-germanique. Il contribue ainsi au succès de la formulation selon laquelle la Belgique est un « microcosme de l’Europe occidentale » [3]. Au moins ce point de vue nous interdit-il de dévaloriser les peuples limitrophes… Dans une lettre adressée en 1931 à un correspondant allemand, il va jusqu’à parler de la « civilisation internationale » de la Belgique.

   Aux observations contenues dans le présent article, j’ajouterai encore que dans sa prise en compte de nos diversités, le natif de Verviers ne manque pas de faire ressortir l’originalité et la destinée longtemps spécifique du pays de Liège, en un temps où l’historiographie est encore encline à les ignorer ou les minimiser. En même temps, les similitudes qui rapprochent le domaine des princes-évêques et les Pays-Bas méridionaux sont aussi mises en évidence: coexistence des deux cultures, prégnance du catholicisme, importance des libertés…

   Les convictions libérales, mais modérées, de Pirenne ne l’ont pas empêché de compter ses plus fervents épigones dans le monde catholique, particulièrement à l’Université de Louvain. C’est qu’il avait reconnu sans réticence l’importance du fait chrétien en Belgique où, des siècles durant, « la religion tient lieu de patriotisme » [4]. En dépit des luttes alors récurrentes et virulentes entre « cléricaux et anticléricaux » , il avait placé ici aussi, au-dessus de toute autre considération, la (re)connaissance de notre passé commun.

P.V.

[1] Tombée dans le domaine public, elle est aujourd’hui, avec d’autres œuvres de Pirenne, numérisée et en libre accès sur le site de la digithèque Pirenne des bibliothèques de l’Université libre de Bruxelles, https://digitheque.ulb.ac.be/fr/digitheque-henri-pirenne/publications-numerisees-par-lulb/index.html. [retour]

[2] Jean-Marie CAUCHIES, « Henri Pirenne (1862-1935). Un cheminement entre Bourgogne et Belgique autour de la constitution d’une nation » , dans la Revue du Nord. Histoire, t. 105, n° 447, juillet-déc. 2023, pp. 351-366. Ce numéro de la revue est consacré par ailleurs à Ernest Lavisse qui peut être considéré, mutatis mutandis, comme le Pirenne français. https://revue-du-nord.univ-lille.fr/, Université de Lille, domaine universitaire du Pont de Bois BP 60149, 59653 Villeneuve-d’Ascq Cedex (France). [retour]

[3] Dans l’avant-propos du tome I, Bruxelles, Henri Lamertin, 1900, p. viii. [retour]

[4] Tome V, Bruxelles, Henri Lamertin, 1920, p. 50. [retour]

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