Très vieille tradition, remontant jusqu’à l’Antiquité, les cortèges floraux connaissent une vogue particulière dans l’Europe de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Blankenberge (1895), Gand (1897) et Anvers (1901) se lancent précocement dans l’aventure. De nos jours encore, la Belgique et surtout les Pays-Bas comptent le plus grand nombre de corsos fleuris, organisés aux occasions les plus diverses. Le trend s’est renforcé pendant l’Entre-deux-guerres, moment où Saint-Nicolas (pays de Waes) est entrée à son tour dans la danse. Début d’une histoire à multiples rebondissements, que Marleen De Smedt, chercheuse locale, a récemment retracée avec un grand luxe de détails [1].
C’est dans le cadre du centenaire de l’indépendance belge, en 1930, qu’est donné le coup d’envoi. Un comité présidé par le bourgmestre a relayé l’appel à couvrir de fleurs « le cher sol de la patrie » , ainsi que les façades et les fenêtres. En même temps, un cortège est constitué avec la participation de 43 groupes scolaires, sportifs, commerciaux, d’anciens combattants… Il y a des possibilités de subsides et des promesses de prix, de diplômes et de médailles à la clé.
En 1938, les chars décorés ressortent, accompagnés de géants, de sociétés musicales, de voitures de prestige, cette fois sous l’impulsion du commerce saint-niclausien et de son échevin, le mot d’ordre étant « l’édification du peuple par les fleurs » . L’année suivante, on remet le couvert et le comité communal des fêtes propose que les festivités soient désormais annuelles, avec corso et cavalcade. Le premier dimanche d’août s’imposera comme la date récurrente. La trésorerie n’est pourtant pas euphorique, les organisateurs constatant « que le soutien apporté par la population est loin d’être encourageant » . Une plus grande contribution est demandée aux habitants mais à la clôture de 1939, le manque d’implication des concitoyens est toujours déploré.

Puis, la guerre vient jouer les trouble-fête. La pénurie de fleurs dans les années qui la suivent contraint à attendre le 1er août 1948 pour relancer l’événement. Le public y est bien présent et s’il faut en croire l’organe régional Het Vrije Waasland, « le Saint-Niclausien se bat quand il entend qu’on dénigre son cortège. Il commence à suer sang et eau si le baromètre descend vers le mauvais temps » . Paradoxalement, c’est encore du manque d’empressement des administrés à mettre la main à la pâte qu’on se plaint au collège communal.
Comme toujours en pareils cas, la survie à long terme repose sur des leaders naturels. En 1930, le grand inspirateur a été August Nobels, prêtre et docteur en droit canon, doté par surcroît d’un grand talent artistique. C’est lui qui a fabriqué le géant Sinterklaas, de 5,5 mètres, qui bat le pavé en maintes circonstances. Rien d’étonnant, à cette époque et jusqu’au cœur des sixties, si la forte mobilisation des mouvements de jeunesse catholiques pèse d’un grand poids. Après la guerre, « l’âme des corsos fleuris » , selon les termes de Marleen De Smedt, est Albert Vermaere, qui sera bourgmestre, échevin et député du Parti social-chrétien flamand (CVP), avant de s’en séparer. Il est à la tête du comité organisateur de 1948 à 1970.
Dès 1948, les maîtres d’œuvre de la manifestation en définissent les objectifs comme suit: « Faire prospérer les affaires et le commerce et donner ainsi une notoriété à la ville, encourager le marché des fleurs et apporter un peu de poésie à notre ville industrielle » . Avec le temps, les animations connexes se diversifient. Concerts, autos shows, chars publicitaires, feux d’artifice, concours de tir, vols de pigeons, expositions… se succèdent à l’affiche. Les fils conducteurs changent d’une année à l’autre: le 125e anniversaire de l’indépendance (1955), l’Exposition universelle (1958), l’amitié avec les Pays-Bas (1959), les 750 ans de la paroisse de Saint-Nicolas (1967), Pinocchio, Popeye, Merlin l’Enchanteur et quelques autres (1968)… En 1955, les provinces sont représentées par des tapis de fleurs qui, assemblés, constituent une grande carte multicolore de la Belgique. Les années ’50 voient les volontés d’améliorations qualitatives s’affirmer et les sujets symboliques, jugés « ringards » , être abandonnés. Au cours de la décennie suivante, les thèmes non figuratifs sont davantage déployés.

Les spectateurs ? Ils sont largement au rendez-vous à l’aube des Trente Glorieuses. Entre 1948 et 1950, leur nombre passe de 30.000 à 80.000. En 1953, le seuil des 100.000 est franchi (bien que le total des groupes participants soit pour la première fois en baisse). Si 1955 est compromise par la drache… nationale, 1956 est un « succès écrasant » . La réputation de la capitale waesienne franchit rapidement les frontières. En 1951, un journal néerlandais, ébahi par « un magnifique échantillon d’humour flamand et de drôlerie » – on est allé jusqu’à faire rouler des cycles sur des roues non rondes! –, en déduit qu’ « une fête en Flandre est quelque chose de totalement différent d’une fête chez nous » .
Les préparatifs du défilé ne vont pas toujours sans aléas. En 1949, les volontaires de Saint-Nicolas partis à Saint-Hubert pour y chercher la mousse à fixer sur les grillages où seront piqués les bégonias, sont surpris par le garde forestier qui les prend pour des voleurs. Heureusement, l’affaire se termine amicalement et les années suivantes, le fonctionnaire sert de guide aux collecteurs de plantes bryophytes. En 1956, c’est au contentieux linguistique que se heurte le folklore. Un panneau à Zellik (Asse), le long de la route nationale, annonçant les festivités en français uniquement, est badigeonné et s’attire les foudres de l’hebdomadaire local De Galm: « Ces semblables de même souche et de même sang du doux pays de Waes se croient-ils déjà dans le voisinage de la place de la Bourse à Bruxelles ou souhaitent-ils donner un coup de main à la griserie de francisation de ces bâfreurs de peuple bruxellois ? » .
Plus lourds de conséquences sont les problèmes d’organisation et de maintien de l’attraction. En 1960, un véhicule tombe en panne, le conducteur ferme ses portes et quitte le parcours. Un char bouche en outre une rue trop étroite pour lui. Le public laisse transparaître son mécontentement. Pour les éditions suivantes, l’encadrement est renforcé (gendarmes, policiers, pompiers, commissaires…) et si l’assistance en 1962 s’élève encore à 80.000 personnes, les années ’60 seront celles des courbes descendantes, tant de la fréquentation que des collaborations. Le Vrije Waasland déplore la fin du temps où « différents quartiers de la ville se démenaient pour accompagner un char fleuri. Malheureusement, ils ont tous disparu du livret du programme » . Le même magazine déplore le manque d’occupation des places dans les tribunes, celles qui sont payantes et doivent permettre de rentrer dans les frais.
La cuvée 1965 est pourtant célébrée par certains comme « une des plus belles des vingt dernières années » . Mais sur les autres, les commentaires peu amènes vont bon train. Ils font état d’un événement ennuyeux, d’une baisse de niveau des décorations, du « caractère improvisé de la phase de préparation » (en 1967). L’écrivain Tom Lanoye a laissé, dans son best-seller Het derde huwelijk (Amsterdam, 2012), une description amusée – et exagérée ? – de cette colonne en désordre, où ceux qui poussaient les décors roulants « compensaient leur intense sueur avec de la bière et du genièvre » , où « chaque année il y avait bien un char fleuri qui allait tout droit dans un virage » ou un autre « qui suivait un parcours totalement fautif parce que le chauffeur avait aussi trop bu et ne retrouvait plus son chemin » . Le reste à l’avenant…

En 1970, la manifestation est déplacée du début août au 6 septembre pour s’insérer dans les célébrations des 25 ans de la Libération. Le défilé est fortement allégé et ne recueille des tribunes que de « mous applaudissements » . Sortie de scène en mode mineur: le corso saint-niclausien ne reviendra plus.
Actuellement, cinq processions florales, celles de Blankenberge, Loenhout (Wuustwezel), Sint-Gillis-Dendermonde (Termonde), Ternat et Wommelgem font partie de la liste du Patrimoine culturel immatériel flamand. Du côté francophone, une belle ancienneté est affichée par le défilé de Jambes (Namur), qui remonte à 1920, et celui d’Ohey, centenaire l’an dernier. Celui de Florenville est inscrit parmi les chefs-d’œuvre du Patrimoine oral et immatériel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais les fleurs y sont en papier crépon.
P.V.
[1] « Bloemencorso’s in Sint-Niklaas, een korte geschiedenis » , dans les Annalen van de Koninklijke Oudheidkundige Kring van het Land van Waas, deel 126, 2023, pp. 255-303. https://www.kokw.be/m6s1FAB.html, Zamanstraat 49 B (1ste verdieping), 9100 Sint-Niklaas. – De nombreuses informations et illustrations sur le même sujet sont en libre accès sur le site des archives communales de Saint-Nicolas, https://www.archiefsintniklaas.be/verhalen/bloemenstoeten. [retour]