Quand le spectre de l’anticommunisme hantait le pilier catholique

Le soutien unanime aux insurgés hongrois en 1956 a cédé la place, dès la décennie suivante, aux attitudes plus hésitantes ou réticentes des organisations catholiques face aux dissidents de l’Est. L’Aide à l’Eglise en détresse a fait exception. L’intérêt est revenu dans les années ’80, mais articulé avec peine aux causes du tiers-monde (1956-1989)

   Entre la mobilisation du monde catholique en faveur des Hongrois en 1956 et les hésitations, voire les réticences, des organismes du même monde à soutenir les dissidents de l’Est dix ans ou vingt ans plus tard, c’est peu dire que le contraste est singulier. Il ressort tout particulièrement d’une étude de  Kim Christiaens et Manuel Herrera Crespo [1].

   Face à l’écrasement de l’insurrection hongroise par les troupes soviétiques, l’émotion et l’indignation s’expriment en fait dans presque toutes les strates de l’opinion. Une campagne à grande échelle d’accueil des réfugiés et d’aide aux associations d’exilés se met rapidement en place. Le Parti socialiste héberge la Fondation Imre Nagy et les quatre universités collectent des dons à l’initiative du recteur louvaniste Mgr Honoré Van Waeyenbergh. Au sein du pilier chrétien, la lecture de l’événement est en outre impactée par la politique intérieure et les visées d’un gouvernement socialiste-libéral qui s’applique à réduire les subsides aux écoles catholiques. Contre la laïcité agressive et contre le communisme athée, même combat… Dans plusieurs villes, des étudiants prient devant des photos du cardinal Mindszenty emprisonné.

Dans plusieurs villes, des étudiants prient pour le cardinal Mindszenty, photographié ici alors qu’il vient d’être libéré après huit ans d’emprisonnement. L’intervention soviétique l’obligera à vivre réfugié à l’ambassade américaine pendant près de quinze ans. (Source: photo Deutsche Presse Agentur, Frankfurt am Main, Berlin, dans cardinal József Mindszenty, « Mémoires » , trad. de l’allemand, Paris, La Table ronde, 1974, pp. 160-161)

   Comme il arrive souvent en pareil cas, la compagne pour la cause magyare s’avère éphémère. Au moins a-t-elle atteint, un temps, une ampleur dont on cherche en vain l’équivalent quand, en 1968, les forces du pacte de Varsovie interviennent en Tchécoslovaquie. C’est qu’entre les deux répressions, le climat a changé. « Les campagnes organisées dans le sillage du Printemps de Prague, notent les chercheurs, ne rencontrent plus un anticommunisme généralisé parmi les catholiques » . « L’ouverture au monde » prônée dans la foulée du concile Vatican II, la vogue du dialogue entre chrétiens et marxistes, l’Ostpolitik du Saint-Siège en phase avec la détente Est-Ouest sont venues altérer la perception des régimes du bloc socialiste. L’idée de la coexistence pacifique monte en puissance en même temps que le discours sur la pauvreté et l’oppression dans le tiers-monde vers lequel s’orientent davantage les actions des organisations non gouvernementales (ONG) chrétiennes.

   Certes, tous ne participent pas à ce glissement de sensibilité. L’Aide aux prêtres de l’Est, fondée en 1947 par le prémontré Werenfried van Straaten, ne renonce en rien à la dénonciation des totalitarismes et de la persécution des Eglises derrière le rideau de fer. Mais devant l’impasse à laquelle on s’y heurte après 1956, le « Père au lard » ( « Spekpater » ), comme il a été surnommé à ses débuts, se tourne lui aussi vers les autres continents où les pays sont moins impénétrables et où, par ailleurs, l’Union soviétique et la Chine populaire sont susceptibles d’avancer leurs pions. L’Aide aux prêtres de l’Est devient l’Aide à l’Eglise en détresse (AED-ACN): le changement de nom est emblématique.

En 1972, le père Werenfried van Straaten, fondateur de l’Aide à l’Eglise en détresse, reçoit le cardinal Mindszenty à l’abbaye de Tongerlo (Westerlo), siège de la fondation. (Source: « Le pasteur héroïque. Joseph cardinal Mindszenty 1892-1975 » , n° spécial du Bulletin de l’Aide à l’Eglise en détresse, Westerlo, juillet 1986, p. 16)

   De l’articulation complexe entre les solidarités Ouest-Est et Nord-Sud, le cas de Pax Christi témoigne éloquemment. La polarisation du mouvement pacifiste sur les dossiers de la décolonisation, de l’Apartheid, de la guerre du Vietnam… – sur  lesquels les discours du Kremlin et de la gauche occidentale sont identiques – s’accompagne d’une propension à distinguer le marxisme des réalités de l’URSS et des pays satellites. Une attitude qui n’exclut toutefois pas maints rapprochements avec des structures officielles de ces Etats… Le chanoine Raymond Goor, aumônier de la branche belge de Pax Christi à partir de 1965, mérite ainsi amplement le Prix Lénine pour la paix qui lui est décerné à Moscou en 1975.

   Le sentiment général, partagé également dans les hautes instances de l’internationale syndicale chrétienne (la Confédération mondiale du travail), est que les problèmes de l’Europe centrale et orientale communiste ne constituent pas la priorité, celle-ci revenant aux « luttes » latino-américaines, asiatiques et africaines. Et pas plus chez les interlocuteurs sociaux que dans une grande partie de l’associatif il n’est proscrit d’entretenir des contacts avec les syndicats institutionnels de l’Est. Sans états d’âme apparents, on rendra ainsi visite – retournement de l’histoire! – à la centrale unique SzOT dans la Hongrie de János Kádár. L’effilochement des idéaux et de la fermeté d’antan devient perceptible jusqu’au sein du Parti social-chrétien (PSC-CVP). Pierre Harmel, ministre des Affaires étrangères à la fin des années ’60, soutient publiquement Pax Christi et élabore une doctrine – qui portera son nom – visant à améliorer les relations entre l’Otan et le bloc soviétique par des accords de coopération bilatéraux et multilatéraux.

Les funérailles de Jan Palach, l’étudiant qui s’est immolé par le feu le 16 janvier 1969 pour protester contre la répression militaire du Printemps de Prague par les forces soviétiques et des pays satellites. (Source: Tomáš Carba, Alexandr Koráb & David Borek, « Legacy » , trad. du tchèque, Praha, Muzeum komunismu, s.d., p. 79)

   Le moindre des effets de ces volte-face n’est pas qu’elles conduisent à abandonner la cause des droits humains en URSS et dans les démocraties populaires aux groupuscules gauchistes antistaliniens ainsi qu’à des intellectuels de gauche opposés au Parti communiste, tels Marcel Liebman et Pierre Galand. Ceux-ci comme ceux-là ne manquent toutefois pas de faire le tri pour ne soutenir que les personnalités et les groupes qui, à l’instar du Comité de défense des ouvriers (KOR) en Pologne, se gardent bien de condamner le socialisme comme tel. Ainsi les trotskistes du Comité du 1er mai sont-ils parmi les premiers à se faire supporters de Solidarność. Les autres appuis ne viennent que très lentement, après la déclaration de la loi martiale en 1981, non sans formulations parfois des plus précautionneuses. Ainsi le Mouvement ouvrier chrétien (MOC-ACW), dans un communiqué du début 1982, tient-il à préciser que la défense des syndicats polonais interdits ne doit pas être confondue avec un « sentiment anticommuniste primaire » . Et alors que toute une extrême gauche dénonce la chape de plomb qui s’est abattue sur le pays de Lech Wałęsa, la Confédération des syndicats chrétiens (CSC-ACV) et d’autres organisations du pilier préfèrent mettre l’accent sur l’aide humanitaire à la population (nourriture, vêtements…), comme elles le feraient pour le Sahel.ou le Bangladesh.

   Dans la seconde moitié des années ’80, l’attention à l’Est croît à mesure que les pouvoirs y sont ébranlés et aussi, bien sûr, sous l’influence de Jean-Paul II. L’Aide à l’Eglise en détresse, qui épouse la critique papale de la théologie de la libération et des différentes formes de christo-marxisme, déplace alors une part importante de ses moyens et de ses actions du Sud vers les Etats nouvellement libérés de l’idéocratie communiste afin d’y aider l’Eglise à sortir de ses décennies de silence. Pax Christi, pour sa part, se divise. En Flandre, ses responsables tentent de jeter des passerelles vers les groupements citoyens indépendants qui se sont constitués en Allemagne de l’Est, en Hongrie ou en Tchécoslovaquie, alors que Pax Christi International, toujours présent dans les forums pacifistes d’inspiration soviétique, a interdit aux branches nationales de promouvoir les contacts avec les dissidents. Et même en Belgique, le mouvement se montre plus réticent que l’AED à rediriger ses fonds vers des projets est-européens. Quant aux syndicats chrétiens, ils invitent volontiers Wałęsa et amendent non sans peine leur positionnement en essayant de lier l’Est et le Sud global par les notions de sous-développement et d’expérience coloniale. Mais ces amalgames sont contestés notamment par bon nombre d’interlocuteurs de l’ex-bloc socialiste.

   A la fin de la guerre froide, le tiers-monde et ce qui ne sera bientôt plus le deuxième monde ne parlent décidément pas la même langue. « Contrairement à l’association attribuée aux activistes polonais et chiliens en liant leurs causes célèbres, relèvent Kim Christiaens et Manuel Herrera Crespo, les rapports des activistes catholiques belges montrent que les incursions dans différents terrains d’activisme furent de manière prédominante construites ou imaginées par les activistes occidentaux » .

   C’était l’histoire d’une série de rendez-vous manqués…

P.V.

[1] « Failures, Limits and Competition: Campaigns on Behalf of Eastern European Dissidents in Cold War Belgium, 1956-1989 » , dans East Central Europe, vol. 50, iss. 1, 2023,  pp. 85-114. https://brill.com/view/journals/eceu/eceu-overview.xml. Les auteurs sont attachés au Documentatie- en Onderzoekscentrum voor Religie, Cultuur en Samenleving van de Katholieke  Universiteit Leuven (Kadoc – KULeuven). [retour]

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