Retour en force de la peine de mort

Collaborateurs et délateurs en firent les frais entre la Libération et 1950. 242 ont été exécutés alors que la peine de mort n’était plus effective en temps de paix depuis 1863. La gravité des faits et le traumatisme de la population expliquent une sévérité qui fut toutefois à géométrie variable et s’est atténuée avec le temps (1944-1950)

   Pendant les six années qui suivirent la Libération et la fin de la Seconde Guerre mondiale, 242 condamnés à mort ont été exécutés en Belgique, soit trois fois plus que les 79 recensés pendant 110 ans entre 1830 et 1940! Il s’agissait évidemment de collaborateurs politiques, policiers ou militaires et de délateurs, auxquels il faut ajouter un criminel de guerre, le major allemand SS Philipp Schmitt, commandant du camp de Breendonk, dernier à avoir été fusillé, le 9 août 1950.

   Pour faire pleine lumière sur ce retour en force de la peine capitale, on dispose aujourd’hui du précieux travail de quatre historiens. Elise Rezsöhazy, Dimitri Roden, Stanislas Horvat et Dirk Luyten, attachés à des universités, à l’Ecole royale militaire ou au Centre d’études et de documentation Guerre et sociétés contemporaines (Ceges/Soma), ont pu pour la première fois tirer ample moisson non seulement des dossiers pénaux individuels, mais aussi des archives de l’auditorat général [1].

   Le détour par la froideur des statistiques s’impose. Au moins 179 des exécutés (74 %) avaient directement ou indirectement « du sang sur les mains » (p. 96, mais neuf sur dix p. 284…): ils s’étaient rendus coupables d’assassinats, de meurtres, de coups et blessures et/ou de dénonciations portant atteinte à la vie ou à la santé des victimes. Parmi eux figure un… Juif allemand, auteur de maltraitances contre ses codétenus à Breendonk (p. 34). Ceux qui ont été convaincus de collaboration économique par esprit de lucre ont bénéficié de la commutation en détention ou en travaux forcés. L’histoire est ici essentiellement masculine: on ne compte que quatre femmes sur les 242 (1,7 %). Le cas d’une d’entre elles, Irma Laplasse, est un des plus célèbres. Son procès sera révisé à titre posthume en 1996 par la Cour militaire, qui confirmera la culpabilité mais réduira la peine en détention à perpétuité.

La pression exercée en faveur d’une répression sévère des inciviques n’a pas été sans influence sur les décideurs politiques et judiciaires. Ici, on lit sur le panneau que « la Résistance exige l’arrestation immédiate des traîtres » . (Source: Archief en Museum van de Socialistische Arbeidersbeweging – Instituut voor Sociale Geschiedenis (Amsab-ISG), Gent, dans Marc Reynebeau, « L’histoire de Belgique en mots et en images » , Bruxelles, Racine, 2005, p. 220)

   Chiffres en main toujours, les auteurs – qui viennent des deux côtés de la frontière linguistique – remettent en cause la thèse défendue dans « une littérature nationaliste flamande qui cherche à discréditer la répression » (p. 8). Elle a ancré l’image « de l’idéaliste flamand qui aurait été proportionnellement plus durement puni pour sa collaboration que le collaborateur francophone » (pp. 8, 12), alors que c’est en réalité le constat inverse qui s’impose: 132 fusillés (54,5 %) avaient choisi d’être jugés en français (p. 33).

   Même si la proportion des mises à mort effectives demeure relativement faible par rapport aux prononcés (242 sur 2940, soit 8,2 %, p. 31), il ne s’en agit pas moins d’un épisode qui rompt avec une longue abstention. Depuis 1863, en effet, la peine de mort avait cessé d’être appliquée sur le sol belge, exception faite pour vingt condamnations pendant la Première Guerre mondiale (mais non après). Les sources contemporaines justifient cette mesure devenue inhabituelle dans notre culture politique par la gravité de la coopération avec l’ennemi, des violences souvent létales commises dans ce contexte et du traumatisme causé à l’échelle locale ou nationale. A cet égard, les cas souvent considérés comme les plus emblématiques (Streel, Borms, Laplasse…) ne sont pas les plus représentatifs.

   Après des décennies passées sans ôter la vie aux criminels, les problèmes à résoudre n’ont pas manqué, d’autant qu’on ne s’y était guère préparé pendant l’exil gouvernemental à Londres. Le rôle clé revient à la justice militaire en tant qu’instance qui condamne, qui est consultée avant l’octroi ou non de la grâce et qui exécute si la peine est confirmée. Dans cette dernière étape, la « procédure standard » de facto est de fusiller la personne attachée à un poteau et tournant le dos au peloton. Des mesures sont prises pour éviter tout sensationnalisme dans la « médiatisation » , comme on ne dit pas encore.

   Auparavant intervient le processus décisionnel qui doit conduire ou non à commuer. Après examen par ses services, le ministre de la Justice signe un avis qu’il envoie, accompagné du rapport de l’auditorat général et du dossier de procédure, au chef de l’Etat, plus précisément au cabinet du prince Charles de Belgique, Régent du royaume de 1944 à 1950.  Sur l’attitude personnelle de ce dernier et ses relations avec ses conseillers, on ne dispose guère de traces. « Apparemment peu impliqué » , il semble qu’il s’est contenté d’entériner les décisions prises (p. 124).

   Sur quels critères faire reposer ces dernières ? La question est restée lancinante pendant toutes ces années, constituant un point de friction entre l’auditeur général Walter Ganshof van der Meersch, qui manœuvre le vaisseau judiciaire, et les ministres de la Justice que l’instabilité gouvernementale fait se succéder à un rythme accéléré, générateur de retards dans le traitement des dossiers (ceux qui sont transmis au ministère en 1949 y restent en moyenne 705 jours, p. 135). Ganshof sera toujours réticent à fixer une politique générale, préférant une approche empirique, concentrée sur la spécificité de chaque cas, afin de ne pas créer une « troisième instance d’appel » . Le politique, en revanche, ne se privera pas nécessairement de réévaluer l’ensemble de la procédure.

   Dès 1946, le conflit entre les deux pouvoirs est manifeste. Le ministre Adolphe Van Glabbeke (libéral), qui s’inquiète du nombre d’exécutions, envisage une rationalisation de la grâce en lui conférant un caractère systématique et en s’appuyant sur une étude de l’ensemble des profils. Ganshof ne sortira pas vainqueur de la partie de bras de fer et le climat sera tout autre après son départ en février 1947. A la longue, relèvent les historiens, « un changement de paradigme » s’opérera « avec un glissement de la grâce comme prérogative royale pour rectifier certaines décisions de justice à titre exceptionnel vers une procédure rodée de traitement d’une masse de dossiers, qui doit être pensée et organisée, systématisée, et qui doit servir à l’uniformisation des peines » (p. 178).

   Il ne s’agit pas là d’un simple formalisme mais, littéralement, d’une question de vie ou de mort. La conséquence d’un tragique arbitraire a été que « certains condamnés au début de la répression ne l’auraient pas été quelques années plus tard » (p. 177). Un simple changement de ministre a pu être fatal, par exemple à un Alphonse De Vries, mineur rexiste de Montignies-sur-Sambre (Charleroi) condamné en novembre 1944 pour collaboration militaire, jugé graciable par le catholique Maurice Verbaet en raison des « services rendus par le père au Pays » pendant la Première Guerre mondiale, alors que pour le tout aussi catholique Charles du Bus de Warnaffe, en février 1945, « l’attitude constante de l’intéressé et la gravité des faits ne permettent pas l’indulgence » (cité p. 142).

Le 10 novembre 1947 à Charleroi, on a procédé à 27 exécutions en 48 minutes. Les condamnés, appartenant à une brigade rexiste, avaient massacré dix-neuf hommes et femmes à Courcelles, le 17 août 1944, en représailles après le meurtre par des résistants du bourgmestre – également rexiste – de Charleroi ainsi que de sa femme et de son fils. (Source: Pierre Stéphany, « 1000 photographies pour découvrir le XXe siècle des Belges » , Bruxelles, Dexia – La Renaissance du livre, 2002, pp. 146-147)

   Si, comme on le voit, des sensibilités différentes peuvent se manifester au sein d’un même parti, la couleur politique n’est pas indifférente. En gros, socialistes et communistes sont plus enclins à envoyer les « collabos » au poteau, alors qu’un  Paul Struye, ministre social-chrétien de la Justice en 1947-1948, « réel moteur d’une politique générale de liquidation de la répression » (p. 179), doit démissionner à la suite des vives critiques émises au Parlement sur sa clémence en matière de grâce. Pour ne pas connaître le même sort, son successeur Henri  Moreau de Melen, également PSC, annonce fin 1948 la création d’une commission pluripartite chargée « de déterminer les critères en matière d’exécution et de commutation des peines de mort » (cité p. 202), ce qui lui permet de « mouiller » les autres groupes parlementaires, alors que la pression en faveur d’une main lourde demeure forte du côté des associations d’anciens résistants et combattants ainsi que de ceux qui ont eu le plus à souffrir au sein de la population.

   Pourquoi cesse-t-on de passer par les armes après 1950 ? C’est qu’avec le temps, « l’opinion sur la gravité de la collaboration et la sévérité des sanctions a généralement évolué vers un adoucissement » , notent les chercheurs (p. 289). Ainsi la tendance à renouer avec notre longue tradition abolitionniste l’emportera-t-elle sur le dégoût à l’égard des hommes qui ont commis les pires méfaits contre leurs compatriotes. « Beaucoup perçoivent d’un mauvais œil les exécutions, comme si elles représentaient le franchissement d’une limite morale collective » (p. 292).

   L’heure des exceptions étant passée, on reviendra dans les décennies suivantes à l’usage des grâces systématiques d’avant-guerre, jusqu’au retrait de la peine capitale du Code pénal en 1996, confirmé en 2005 par l’article 14bis de la Constitution. Ce dernier tient en six mots: « La peine de mort est abolie » .

P.V.

[1] Les 242 dernières exécutions en Belgique. Les séquelles de la collaboration 1944-1950, (Bruxelles), Racine, 2023, 335 pp. Version néerlandaise: De laatste 242. De terechtstelling van collaborateurs na de Tweede Wereldoorlog, Tielt, Lannoo, 344 pp. [retour]

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