Dans les sites archéologiques belges de plus d’un millénaire, les sépultures contenant des restes humains incinérés sont monnaie courante. Pour les âges des métaux et l’époque romaine, elles sont même majoritaires. Longtemps, ces restes ont été considérés comme inexploitables pour la recherche. Ce n’est toutefois plus le cas, ces dernières décennies ayant vu se multiplier les travaux qui tirent parti des cendres de nos ancêtres.
Le projet Crumbel (acronyme de CRemation, Urns and Mobility – Population dynamics in BELgium) s’est inscrit dans ce courant avec pour ambition d’appliquer les techniques de pointe aux fruits de fouilles parfois très anciennes, couvrant la longue durée qui va du néolithique au haut Moyen Age. Un article à trente mains, coordonné par Christophe Snoeck (Vrije Universiteit Brussel), a récemment fait le point sur ces avancées [1].
Pratiquement, c’est surtout à partir du milieu de l’âge du bronze que se répand la crémation, avec un moment de décroissance il y a 3200 ans environ, les changements affectant davantage les modes de conservation (urnes, fosses, tumuli, plates-tombes, avec ou sans les restes du bûcher, champs d’urnes ou petits cimetières…). J’ai rendu compte précédemment d’études portant sur des ensembles funéraires du bronze moyen dans la zone Manche – mer du Nord, qui témoignent de la juxtaposition des pratiques, même si l’incinération tendait à prendre le pas [2]. Le tournant définitif vers l’inhumation – du moins jusqu’à nos jours – s’est opéré aux VIIe-VIIIe siècles après J-C.

Les méthodes nouvelles mises en œuvre par le projet Crumbel ont donc permis de surmonter en partie les limites des informations qu’on pouvait tirer de corps réduits par des feux atteignant 1000 degrés et davantage. Ainsi arrive-t-on à déterminer le sexe à l’aide de certains éléments parfois préservés du dimorphisme squelettique, comme l’angle latéral du méat acoustique interne. Si la dentition et le stade de fusion épiphysaire fournissent la base pour estimer l’âge des très jeunes sujets, une évaluation s’avère également possible pour les adultes quand on dispose d’une extrémité sternale préservée de la clavicule. La présence de dentine interglobulaire, qui résiste aux hautes températures, est révélatrice d’un déficit en vitamines D, une pathologie longtemps considérée à tort comme inhérente à l’ère industrielle. On parvient en outre, en combinant les analyses ostéologiques avec la datation au radiocarbone et les analyses isotopiques du strontium, à établir si un seul ou plusieurs individus ont été mis dans un dépôt, ce qui peut instruire sur les rites funéraires. D’une étude pilote menée sur les cendres mises au jour dans la vaste nécropole de Herstal (âges du bronze et du fer), il ressort que l’écart chronologique entre les défunts brûlés d’une tombe peut aller jusqu’à un siècle. Il n’est pas jusqu’à la position des pieds (sur ou dans le bûcher) et leur habillement ou non par des chaussures en cuir qui ont pu être éclairés en procédant, à fins de comparaison, à l’incinération expérimentale de pattes de cochon, proches de l’anatomie humaine.

Pour indaguer sur les habitudes alimentaires et la mobilité, sans entrer dans les détails, les concentrations de strontium, avec l’importance proportionnelle (ratio) d’un isotope stable (87Sr/86Sr), se sont avérées des plus concluantes. Appliquées à Echt (Limbourg néerlandais) et à Herstal, où les données obtenues sont semblables mais ne diffèrent pas de l’environnement proche, elles témoignent d’une population encline à exploiter les alentours plutôt qu’à effectuer de longs déplacements (50 kilomètres entre les deux sites dans ce cas-ci). Tout change, ou beaucoup de choses en tout cas, dans le monde gallo-romain, avec une montée en flèche de la consommation de sel de mer (agent de conservation, garum…) et d’autres ressources maritimes.
Dès à présent, les travaux menés dans le cadre du projet Crumbel, qui se poursuivent, confirment l’existence de deux aires culturelles distinctes, déployées autour de la Meuse et de l’Escaut. Les usages funéraires observés à la fin du bronze et au début du fer (environ 1200 – 450 avant J-C) diffèrent de même que les artefacts de la même période. D’un bassin à l’autre, les dimensions des bûchers, leur localisation (au sommet d’une colline ou dans une vallée), la quantité et le type de combustibles, la position du corps sur le bûcher, la température… n’ont pas été nécessairement semblables. « Finalement, soulignent les chercheurs, il semble que même si la crémation a été le rite funéraire dominant en Belgique, la position du pays au carrefour de deux traditions culturelles (atlantique et continentale) a influencé la manière dont la crémation était réalisée » .
Si le clivage entre Nord et Sud nous est aujourd’hui dicté par les institutions, il en est un autre, entre Est et Ouest, qui est venu du fond des âges, qui a imprimé sa marque à différents moments de notre histoire, et dont nous sommes toujours, à bien des égards, les héritiers.
P.V.
[1] Christophe SNOECK, Giacomo CAPUZZO, Barbara VESELKA, Kevin SALESSE, Ioannis KONTOPOULOS, Rica ANNAERT, Sarah DALLE, Marta HLAD, Charlotte SABAUX, Amanda SENGELØV, Elisavet STAMATAKI, Mathieu BOUDIN, Eugène WARMENBOL, Martine VERCAUTEREN, Guy De MULDER, « Unravelling the mysteries hidden within the cremated human remains from Belgium – The interdisciplinary Crumbel project » , dans Beyond Urnfields. New perspectives on Late Bronze Age – Early Iron Age Funerary practices in Northwest Europe, dir. Helene Agersov Rose, Lisbeth Christensen & Arjan Louwen, Kiel, Ludwig (coll. « Schriften des Museums für Archäologie Schloss Gottorf. Ergänzungsreihe » , 16 2364-4689), 2023, 287 pp., ch. 21, pp. 271-287. [retour]
[2] Inhumation ou incinération ? Un dilemme à l’âge du bronze, 4/12/2019. [retour]