La SNCB dans le train de la collaboration… et de la résistance

Son rôle dans le transport de troupes ou de matériel militaire et plus encore dans les déportations a fait l’objet d’un examen à la demande du Parlement et du gouvernement. Mais elle était privée d’autonomie, alors que son personnel et ses responsables ont mené de nombreuses actions contre l’occupant (1940-1944)

   La Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) doit présenter « des excuses officielles » pour le rôle qu’elle a joué dans les déportations des Juifs, des Roms, des prisonniers politiques et des travailleurs forcés pendant la Seconde Guerre mondiale; elle doit prendre en outre diverses initiatives mémorielles et organiser une journée du souvenir; au-delà, il convient de sensibiliser l’ensemble des agents de l’Etat aux dilemmes moraux qu’ils peuvent rencontrer dans certaines circonstances: telles sont pour l’essentiel les recommandations, remises au début de cette année, d’un groupe de sages constitué par le gouvernement fédéral sous la houlette de la juriste Françoise Tulkens [1].

    L’initiative faisait suite à une résolution de la Chambre des représentants du 4 avril 2019, laquelle avait débouché sur une recherche commandée au Centre d’études et de documentation Guerre et sociétés contemporaines (CegesSoma). Présentée au Sénat le 8 décembre 2023, celle-ci a fait l’objet d’un livre signé par le directeur du Centre Nico Wouters [2] ainsi que d’un colloque au palais de la Nation [3].

   Cet examen de conscience n’est pas spécifique à la Belgique. L’Etat français a endossé la responsabilité pour les actes des autorités, administrations et entreprises de l’époque, la société ferroviaire (SNCF) étant considérée comme un rouage. Avec les Pays-Bas, où les Nederlandse Spoorwegen (NS) firent amende honorable dès 2005, maints parallèles éclairants peuvent être établis. Herman Welter, journaliste et spécialiste du rail, s’y est attelé [4]. Ses constats, comme ceux des  chercheurs, ne sont pas univoques. Chez nos voisins du nord comme chez nous, les chemins de fer sont apparus tantôt au service des intérêts de l’occupant, tantôt en acteurs patriotes agissant pour le bien de leur pays. Il est symptomatique à cet égard qu’après la guerre, le directeur général de la SNCB Narcisse Rulot et son bras droit Jean-Louis Bomans ont été tous deux un temps sanctionnés et écartés pour coopération avec l’ennemi, avant d’être l’un et l’autre reconnus comme résistants.

   Quel devait être le comportement adéquat ? Quand se précisa la perspective d’une deuxième occupation allemande, les autorités voulurent avant tout éviter la réédition de la mise à l’arrêt économique et de la misère sociale consécutive qu’on avait connues en 1914-1918. A cette fin, la « doctrine Galopin » , du nom du gouverneur de la Société générale, admit une collaboration limitée au domaine civil. Il fallait donc que les trains roulent. Dès le 22 juin 1940, le personnel de l’entreprise publique était appelé à reprendre le travail. Le conseil d’administration avait par ailleurs consenti au transfert partiel de ses pouvoirs à la direction si le Reich venait imposer sa loi.

   Là où le bât blesse, c’est que la règle excluant toute forme de soutien militaire à l’Allemagne fut très tôt transgressée. On ferma les yeux sur des transports de troupes, d’armes, de munitions, et des trains destinés au front de l’Est furent réparés dans nos ateliers. Des prestations interdites non seulement par la doctrine, mais même par la simple loi pénale…

   Un pas de plus fut franchi quand cette latitude jugée inéluctable s’étendit aux trains de déportation (Sonderzüge). Ceux-ci emmenèrent quelque 230.000 personnes, parmi lesquelles 189.542 travailleurs réquisitionnés, 25.490 Juifs (dont 5 % seront encore en vie en 1945), 16.081 opposants indésirables et 353 Roms… Le mot d’ordre: accepter, ne pas protester pour pouvoir maintenir la circulation des personnes et des approvisionnements. Mais ces tâches contraintes et forcées furent aussi rémunérées. Selon les chiffres du CegesSoma, le total des paiements pour les différentes missions remplies de 1941 à 1944 s’est élevé à 50 millions de francs (21 millions d’euros aujourd’hui).

L’arrivée d’un convoi au centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau en mai 1944. (Source: Yad Vashem Photo Archives, Jerusalem, dans Baron Jean Bloch, « Epreuves et combats 1940-1945… » , Bruxelles, Didier Devillez – Institut d’études du judaïsme, 2002, p. 24).

   Ces immenses convois de « cargaison » humaine sur de la paille ne furent nullement un secret. Nico Wouters le démontre notamment par une protestation du personnel ferroviaire, en 1944, contre l’obligation de désinfecter des wagons revenus de l’Est vides mais dans un état hygiénique déplorable, et pour cause. Un accord fut conclu avec le ministère de la Santé publique pour qu’un médecin se charge de désinfecter les trains avant que le personnel ne les prépare pour le prochain transport. L’historien y voit « un bon exemple de l’indifférence bureaucratique à l’égard de la souffrance humaine » . Eric Geerkens (Université de Liège) a souligné pour sa part, au cours du colloque organisé au Sénat, le lien fort qui put exister entre une culture gestionnaire, à l’époque taylorienne, et le choix du directeur général de la SNCB de faire fonctionner efficacement la société et gagner ainsi un peu d’autonomie par rapport à l’occupant, le tout sous le couvert des consignes de Galopin.

   Et pourtant, comme indiqué déjà, tout ne fut pas qu’accommodements et soumission aux maîtres de l’heure. De la base au sommet, une résistance se développa, concrétisée par des actions de sabotage ou des contributions au renseignement. 6799 cheminots seront reconnus résistants. Clandestins, réfractaires et groupes armés reçurent un soutien financier, notamment via le service social mis sur pied par Narcisse Rulot en février 1941. La direction protesta contre l’intégration de pièces d’artillerie allemandes dans les trains belges. Des stratégies de ralentissement des services, de la production, de la réparation des ponts firent leur chemin. Parallèlement, quelque 25.000 hommes furent embauchés à la SNCB pour leur permettre d’échapper au travail obligatoire outre-Rhin. Par contre, on ne relèvera qu’une seule tentative d’entraver la marche des « trains spéciaux » : la célèbre attaque du 20e convoi parti de la caserne Dossin à Malines, le 19 avril 1943, épisode mûri au sein du Comité de défense des Juifs et qui semble avoir été unique en Europe occidentale.

   Réussis ou non, ces exploits, ajoutés aux dégâts provoqués par les « terroristes » et les bombardements alliés, ont coûté cher à l’entreprise et rendront son redémarrage après la Libération laborieux. Sur les 4846 kilomètres de voies ferroviaires en 1940, seuls 2916 sont restés opérationnels.

Le viaduc endommagé de Moresnet en septembre 1944. (Source: coll. SNCB, Train World Heritage, dans n. 4, p. 1)

   Aux Pays-Bas également, la « collaboration loyale » des Spoorwegen s’est traduite par la mise à disposition de matériel aux Allemands (14 % du parc de locomotives), par la prise en charge de transports militaires ainsi que par l’organisation facturée des déportations. Un accord conclu le 21 juin 1940, formalisant les relations avec l’autorité occupante, permit toutefois aux NS de conserver les commandes de leur maison. « Les Allemands n’ont pas de prise sur l’entreprise ferroviaire, note Herman Welter, mais elle doit bien accomplir des tâches pour les occupants » . Pas d’actions de résistance: le président-directeur Willem Hupkes refusa d’y participer tant qu’elles ne seraient pas décidées par le gouvernement en exil à Londres. La « collaboration loyale » ne céda la place au harcèlement de l’ennemi qu’à partir de septembre 1944.

   Tous ces faits fondèrent les excuses présentées en 2005, mais la messe n’était pas dite pour autant. En 2019, les patrons du rail outre-Moerdijk dégageaient une enveloppe de 43 millions d’euros pour faire droit aux revendications des survivants et des familles des disparus. Cette décision couronnait les efforts de Salomon Barend Muller, dit Salo Muller, un ancien kinésithérapeute au club de football Ajax Amsterdam, orphelin de ses parents morts à Auschwitz et prêt à aller jusqu’au procès.

   Qu’en sera-t-il chez nous ? Le groupe des sages a demandé une amélioration du statut des victimes mais n’a pas envisagé d’indemnisations. « Un Salo Muller va-t-il se lever en Belgique ? » , demande Herman Welter. La réponse se trouve en page 25 du rapport remis au gouvernement: « Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble que la mainmise allemande sur la SNCB a été plus importante que celle des autorités d’occupation allemandes sur les Chemins de fer néerlandais. Contrairement à la SNCB, en 1940, les Chemins de fer néerlandais ont également conclu un accord formel avec l’occupant allemand » . En d’autres termes, on est davantage responsable quand on a été davantage autonome.

   Au-delà de ce point, il ne manque en tout cas pas de grain à moudre dans les 30 recommandations déposées au 16, rue de la Loi. Mais ce qui en adviendra est une autre histoire.

P.V.

[1] Vérité. Transmission. Réparation. La SNCB et les déportations durant la Seconde Guerre mondiale. Recommandations au gouvernement fédéral, Bruxelles, Sénat, janv. 2025, 40 pp., https://www.senate.be/home/sections/geschiedenis_en_erfgoed/NMBS-SNCB/index_fr.html (en libre accès). [retour]

[2] Bezet bedrijf. De oorlogsgeschiedenis van de NMBS, Tielt, Lannoo, 2023, 496 pp. Trad. française Le rail belge sous l’occupation. La SNCB face à son passé de guerre: entre collaboration et résistance, Bruxelles, Racine, 2024, 496 pp. [retour]

[3] Colloque. Le rôle de la SNCB dans les convois ferroviaires et les déportations durant la Seconde Guerre mondiale. Actes, Bruxelles, Sénat, 29 mars 2024, 41 pp., https://www.senate.be/home/sections/geschiedenis_en_erfgoed/NMBS-SNCB/index_fr.html (en libre accès). [retour]

[4] « Tussen sabotage en collaboratie: de Belgische en Nederlandse spoorwegen in de Tweede Wereldoorlog » , dans De Lage Landen, 2025, n° 2 (mai). https://www.de-lage-landen.com/product/de-lage-landen-n2-2025-jouw-dialect-leeft/, Murissonstraat 260, 8930 Rekkem. [retour]

2 réflexions sur « La SNCB dans le train de la collaboration… et de la résistance »

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