Les premières séquences de la bande dessinée

Les publications belges francophones sont marquées par les exemples étrangers, français surtout, parfois repris à l’identique. Le caractère national s’affirme dans le choix des lieux et des sujets. Pour la professionnalisation progressive et l’émergence d’une presse destinée à la jeunesse, il faut attendre le début du XXe siècle (1840-1914)

   C’est aux débuts, encore peu explorés, de la bande dessinée sous nos cieux que Frédéric Pâques a consacré sa thèse de doctorat dont un livre est issu [1]. Le champ précis de sa recherche est la production francophone avant 1914 en Wallonie et à Bruxelles – un cadre géographique à nuancer, les frontières politiques ou culturelles n’étant pas étanches.

   L’auteur est professeur à l’Ecole supérieure des arts (ESA) Saint-Luc (Bruxelles et Liège) ainsi qu’à l’Université de Liège (en 2024). Quantitativement et proportionnellement, les matériaux qu’il a rassemblés situent la Belgique au même rang que les autres pays industrialisés à l’époque. Mais peut-on déjà parler, comme ce sera le cas plus tard, d’une spécificité ou d’une école propres à notre pays ? De toute évidence, ce serait pousser le bouchon trop loin.

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Colonialisme: ne peut-on enquêter qu’à charge ?

Pour les tenants des études « décoloniales », les progrès matériels accomplis au temps de la dépendance ne peuvent être mis à son actif dans la mesure où ils ont visé à asseoir une domination violente ou ont résulté de rapports de force. La question de la frontière entre démarches scientifique et militante est posée (1885-1960)

   Depuis plusieurs années, le passé colonial de la Belgique se trouve au banc des accusés, sous l’influence d’organisations telles que le Collectif mémoire coloniale et lutte contre les discriminations (CMCLD) ou d’universitaires tels que la politologue Nadia Nsayi. Une commission d’enquête parlementaire a rendu des conclusions, saluées ou critiquées selon les points de vue [1], alors que des volontés de « décoloniser l’espace public » ont fait leur chemin dans certaines communes.

   Dans la conception que défendent les activistes, les mobiles civilisateurs invoqués pour justifier notre présence en Afrique ne furent qu’un masque, alors que le système reposait sur la violence et que la modernisation ainsi que l’indépendance promises étaient sans cesse ajournées. Les « plus profonds regrets » exprimés par le Roi, notamment à Kinshasa en juin 2022, sont insuffisants pour les tenants de cette vogue idéelle, qui déplorent l’absence d’excuses en bonne et due forme et la présentation par Philippe de la colonisation comme une première étape, même malheureuse, dans le partenariat entre la Belgique et le Congo.

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Le plastique, c’est aussi du belge

Industrialisée notamment par Leo Baekeland, inventeur de la bakélite, la substance moulable ou modelable s’est répandue comme traînée de poudre à partir de l’Entre-deux-guerres. Prestigieuse naguère, critiquée aujourd’hui, elle est entrée dans le patrimoine et demeure omniprésente (1907-)

   Il suffit de jeter un simple coup d’œil autour de nous, où que nous soyons, pour constater que le plastique est partout. Il est plus difficile d’imaginer le prestige qui entoura, il y a cent ans ou davantage, ce matériau devenu aujourd’hui si commun, voire décrié. De fait, ses effets délétères sur la santé et l’environnement sont régulièrement pointés du doigt. Mais il y a des nuances à apporter au réquisitoire et la consommation de masse est un vaisseau dont la trajectoire ne se modifie pas aisément…

   Publié à l’occasion d’une exposition présentée à l’Industriemuseum de Gand en 2024-2025, un ouvrage collectif fait le point sur la technique et ses principales applications, du A de « automobiel » au Z de « zak » [1]. On y vérifie que la place de notre pays dans cette histoire n’est nullement négligeable.

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L’éternel retour du fisc prodigue

A quelques nuances près selon les périodes, nos contributions ont toujours fonctionné sur des ponctions importantes dans les revenus du travail et le maintien à un niveau bas des prélèvements sur les revenus du capital. Les arguments pour ou contre cette constante reposent sur des grands principes identiques hier et aujourd’hui (1830-1962)

   Les impôts perçus en Belgique sur les revenus du travail figurent parmi les plus élevés du monde. Il n’en va pas de même, c’est le moins qu’on puisse dire, pour les capitaux mobiliers, au point que les fortunes étrangères, notamment françaises, nous jugent particulièrement attractifs. Cette double caractéristique de notre fiscalité remonte loin dans le passé. Elle constitue même une véritable permanence depuis l’indépendance. On le mesure, en même temps que la constance des arguments et des contre-arguments invoqués à son propos, à la lecture de la grande synthèse que Simon Watteyne (Université libre de Bruxelles) a consacrée à cet épineux sujet, de 1830 à la réforme de 1962, base du système toujours en vigueur [1]. Même les contradictions à l’origine du blocage de l’actuel gouvernement fédéral font écho, à bien des égards, aux principes généraux naguère en affrontement.

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Le bourgeois dans ses meubles

Au salon « féminin », d’inspiration aristocratique française et richement décoré, est fréquemment opposée la salle à manger « masculine », sobre et de style Renaissance. Mais les distinctions ne sont pas aussi nettes en fait. Et si l’offre d’ensembles préconstitués croît, une aspiration à la personnalisation des intérieurs s’affirme aussi (1850-1914)

   En 1850, un demi-million de Belges (10 % de la population) appartiennent à la bourgeoisie, proportion qui ne fera que croître par la suite. Cette montée n’est pas sans influence sur l’offre et la demande pour toute une série de biens, notamment ceux qui touchent à l’aménagement des foyers. Le concept d’ « habitation bourgeoise » se répand d’ailleurs dans les quartiers nouvellement créés au cœur et autour des centres-villes. Il s’agit souvent de  maisons offrant de grands espaces intérieurs, à la manière des hôtels de maître du XVIIIe siècle, mais jouant sur la profondeur plutôt que la largeur.

   Comment les meubler, selon quels goûts, quelles modes, quelle culture de l’intimité ? Bart Nuytinck (Universiteit Gent, Vrije Universiteit Brussel) a pris la question à bras-le-corps dans une étude qui porte sur le segment le mieux nanti de la classe moyenne, entre le milieu du XIXe siècle et la Grande Guerre, le focus étant mis sur ces deux lieux hautement stratégiques que sont le salon et la salle à manger [1].

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Marguerite de Laveleye sur tous les fronts

Elle fut bien plus que la fille de l’économiste et politologue. Artiste, sportive, féministe, dame patronnesse, militante pacifiste, activiste antialcoolique, elle a apporté à tous ses engagements l’esprit du protestantisme libéral, avec la volonté de faire contrepoids à un catholicisme dominant et un socialisme montant en puissance (1876-1919)

   On a peine à se représenter ce que fut, de son vivant, la renommée internationale d’Emile de Laveleye (1822-1892). Même s’il n’a pas ou plus les honneurs du Grand Larousse [1], l’économiste et politologue n’usurperait pas sa place dans un hypothétique Panthéon des savants Belges. Sa fille Marguerite (1859-1942) a quant à elle, a fortiori serait-on tenté de dire, totalement disparu des radars, en dépit d’un rôle culturel et social que Michel Dumoulin, professeur émérite à l’Université catholique de Louvain, est venu sortir de l’oubli [2], en attendant une biographie complète du père en préparation.

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Regards florentins – et opportunistes –    sur les Pays-Bas insurgés

La « Description des Pays-Bas » de Guicciardini a reflété à travers ses nombreuses rééditions, du vivant de l’auteur et après sa mort, la guerre civile qui a débouché sur la scisson des dix-sept provinces. Avec le temps, l’ouvrage s’est étendu davantage sur l’actualité politique et a fini par présenter séparément le Nord et le Sud (1567-1662)

   Publiée en 1567 en italien et en français chez l’imprimeur anversois Willem Silvius, la Description des Pays-Bas de Lodovico Guicciardini (ou Louis Guichardin) fut gratifiée d’un impressionnant succès, concrétisé par 29 rééditions et traductions in extenso recensées jusqu’en 1662 [1]. Né à Florence en 1521, son auteur était établi dans la Métropole dès l’année de ses 20 ans, comme agent dans la filiale de son père commerçant. Il est demeuré sur les rives de l’Escaut jusqu’à sa mort en 1589.

   Son œuvre majeure est de celles qui ont contribué à la perception d’une unité géographique et sociopolitique des grands Pays-Bas – grosso modo l’actuel Benelux sans la principauté de Liège, avec une partie du Nord de la France. Mais paradoxalement, sa parution et celle de ses versions amendées successives coïncident avec la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648) qui fit éclater cet ensemble. En centrant son attention sur Anvers et les autres villes brabançonnes, Gustaaf Janssens, professeur émérite de la Katholieke Universiteit Leuven, également ancien archiviste du Palais royal, éclaire la manière dont les événements contemporains influencèrent les contenus des différentes moutures de la Descrittione, que celles-ci aient été dues à Guichardin lui-même ou à des continuateurs [2].

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Rendre l’espace public « politiquement correct » ?

Statues, symboles, odonymes, commémorations… ont toujours été des sujets d’affrontements politiques. Ces dernières décennies, le décolonialisme, l’antiracisme et l’antisexisme ont donné le ton, non sans rencontrer des oppositions de la part d’autorités ou de particuliers. C’est à Bruxelles que les cibles sont les plus nombreuses (2004-2024)

   Au XVe siècle avant J-C, le pharaon Thoutmosis III fit effacer sur les édifices publics le nom de la reine Hatshepsout, tenue pour usurpatrice. Il fit aussi marteler les textes qu’elle avait inspirés et procéder à l’enlèvement de ses monuments. Le cas n’est nullement isolé. Bien d’autres personnages ont été victimes de cette  damnatio memoriae et pas seulement sur les rives du Nil. Sous nos cieux aussi sont tombés en défaveur bien des statues, des symboles, des odonymes, des commémorations…. qui, hier encore, paraissaient faire l’unanimité.

   La manière dont des marqueurs mémoriels peuvent devenir des facteurs d’affrontement a fait l’objet d’une étude collective à Bruxelles, ville rendue particulièrement riche en la matière par son statut de capitale [1]. Au XIXe siècle déjà, la propension des libéraux, politiquement majoritaires, à statufier leurs figures et les thèmes qui leur étaient chers faisait des gorges chaudes dans les rangs catholiques. Ces dernières décennies, une fixation s’est opérée sur le colonialisme, le racisme ou le sexisme imputés aux personnalités ou aux épisodes mis en valeur.

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Noir c’est noir, mais la vie continue

A travers le cas d’Anvers, il apparaît que l’existence ou non d’un important éclairage de rues n’induit pas de différences importantes dans les rythmes du travail, du loisir et du sommeil. Les activités nocturnes sont bien antérieures à la diffusion des réverbères. Et leur absence est sans influence sur la minorité des noctambules (XVIIIe siècle)

   S’il faut en croire l’écrivain Sir Richard Steele, qui vécut au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, « près des deux tiers de la nation » (anglaise) « avaient laissé les affaires et les plaisirs envahir les heures de repos » . La cause de ce changement dans les habitudes ? La nuée des réverbères érigés dans les rues des cités à cette époque… Mais faut-il prendre le propos pour argent comptant ? Selon Gerrit Verhoeven (Université d’Anvers, Musées royaux d’art et d’histoire), dont la démonstration repose sur le cas anversois, il faut y apporter plus d’une nuance [1].

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Retour au bercail pour le Limbourg hollandais ?

Les milieux industriels de Maastricht et des environs ont-ils été plus enclins à soutenir le projet d’annexion porté par les partisans de la « grande Belgique » ? En dehors de quelques cas notoires, les acteurs économiques semblent avoir été généralement plus réservés. Même l’Eglise catholique est restée pronéerlandaise (1918-1919)

   Le 24 décembre 1918, l’agent de police Max Cappel remettait au procureur de la Reine du tribunal d’arrondissement de Maastricht le rapport qui lui avait été demandé sur les courants militant en faveur d’un retour du Limbourg hollandais à la Belgique. De ses conclusions, il ressortait qu’outre-Moerdijk, l’idée chère à nos nationalistes faisait surtout recette dans le milieu des grands industriels et commerçants. Confirmation moins d’un an plus tard, en automne 1919, par l’économiste renommé Johan Nederbragt, chargé d’indaguer par le ministère néerlandais des Affaires étrangères: il épinglait lui aussi le monde des affaires. La recherche historique a suivi la même piste. Selon Maria De Waele, qui fait autorité sur le sujet depuis sa thèse défendue à l’Université de Gand en 1989, la campagne annexionniste fut surtout soutenue, au moins en coulisses, par d’importants industriels maastrichtois.

   Et pourtant, s’il faut en croire l’étude récente d’Eddy de Beaumont, diplômé des Universités de Tilburg et Amsterdam, il y aurait lieu de nuancer quelque peu ces constats [1]

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