Colonialisme: ne peut-on enquêter qu’à charge ?

Pour les tenants des études « décoloniales », les progrès matériels accomplis au temps de la dépendance ne peuvent être mis à son actif dans la mesure où ils ont visé à asseoir une domination violente ou ont résulté de rapports de force. La question de la frontière entre démarches scientifique et militante est posée (1885-1960)

   Depuis plusieurs années, le passé colonial de la Belgique se trouve au banc des accusés, sous l’influence d’organisations telles que le Collectif mémoire coloniale et lutte contre les discriminations (CMCLD) ou d’universitaires tels que la politologue Nadia Nsayi. Une commission d’enquête parlementaire a rendu des conclusions, saluées ou critiquées selon les points de vue [1], alors que des volontés de « décoloniser l’espace public » ont fait leur chemin dans certaines communes.

   Dans la conception que défendent les activistes, les mobiles civilisateurs invoqués pour justifier notre présence en Afrique ne furent qu’un masque, alors que le système reposait sur la violence et que la modernisation ainsi que l’indépendance promises étaient sans cesse ajournées. Les « plus profonds regrets » exprimés par le Roi, notamment à Kinshasa en juin 2022, sont insuffisants pour les tenants de cette vogue idéelle, qui déplorent l’absence d’excuses en bonne et due forme et la présentation par Philippe de la colonisation comme une première étape, même malheureuse, dans le partenariat entre la Belgique et le Congo.

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Le décolonialisme, je présume ?

L’AfricaMuseum de Tervuren s’est fait dénonciateur de l’intervention belge à Stanleyville contre les Simba. Le retour de boomerang est venu des associations d’anciens paras-commandos mais aussi d’universitaires congolais. Ceux-ci ont souligné le caractère humanitaire de l’action qui mit fin aux exactions des rebelles (1964)

   En septembre 1964, alors que le Congo a sombré dans le chaos, une insurrection fait tache d’huile sur la moitié du pays. C’est celle dite des Simba (Lion en swahili), issus des tribus animistes de la province du Kivu et de la Province-Orientale. Elle permet au chef marxiste Christophe Gbenyé de prendre le contrôle de Stanleyville (Kisangani aujourd’hui) où il proclame la république populaire. Dans la foulée, il fait procéder parmi les Belges et d’autres Européens à ce qui sera considéré comme la plus grande prise d’otages de notre temps. En accord avec le gouvernement de Léopoldville, dirigé par Moïse Tshombé, et avec le soutien de la force aérienne américaine ainsi que d’une colonne de mercenaires, la Belgique envoie en novembre 600 commandos pour une opération de sauvetage baptisée « Dragon rouge » . Menée de main de maître, la mission sera considérée comme une réussite. Elle permet la libération de quelque 2000 personnes, mais elle n’a pas pu empêcher le massacre d’une centaine de captifs isolés.

   Cet épisode a été depuis critiqué ou réécrit – selon les points de vue – à l’issue de la rénovation du musée royal de l’Afrique centrale, devenu communément l’AfricaMuseum, rouvert à Tervuren en 2018. Avec pour propos « d’exposer une vision contemporaine et décolonisée de l’Afrique » [1], les travaux ont notamment conduit à « recadrer » quinze sculptures nichées dans la grande rotonde, laudatives comme on pouvait l’être jadis sur l’action de l’homme blanc: lutte contre l’esclavage, civilisation, bien-être… L’une d’elles illustre le thème de la sécurité apportée au Congo. Arsène Matton (1873-1953) y a représenté la Belgique protégeant dans les plis de son drapeau un homme et un enfant endormi.

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L’homme du roi dans l’aventure mexicaine

Chercheur de colonies pour la Belgique en Océanie, proche conseiller de l’empereur Maximilien du Mexique et tombé avec lui, bouc-émissaire de ses partisans français, autrichiens et mexicains, pionnier des ambulances de la Croix-Rouge en temps de guerre: c’est une vie peu banale que celle de Félix Eloin (1845-1888)

   « La vie extraordinaire du Namurois Félix Eloin » [1]: ce titre donné à un article qui récapitule et complète les travaux, à vrai dire peu nombreux, consacrés à un personnage largement oublié, pourrait paraître galvaudé. Il n’en est pourtant rien. C’est sur un destin réellement hors du commun que nous instruit Philippe Jacquij, président de la Société royale des Amis du musée de l’Armée.

   Né à l’ombre de Saint-Aubain, donc, en 1819, cofondateur de la Société archéologique de Namur dès 1845, notre homme est promu, dans le fil de sa formation, sous-ingénieur des Mines à Liège en 1856. Il doit sans doute sa place dans l’ascenseur vers les hautes sphères au général Pierre Chazal, ministre de la Guerre de 1847 à 1850 et de 1859 à 1866, dont il est proche au point de se dire son « filleul » (maçonnique ?). Les portes de la Cour ne tardent pas à lui être ouvertes. Il y gagnera les faveurs de poids de Jules Van Praet et Jules Devaux, proches collaborateurs du Roi et du Prince héritier.

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Le Congo belge au passé singulier

Les témoignages des Belges et des Congolais sur le temps de la colonie sont beaucoup plus nuancés que maints discours idéologiques. Un certain paternalisme infantilisant est fréquemment mis en cause, mais les progrès matériels accomplis pendant cette période sont reconnus. La condamnation du lâcher tout de 1960 est quasi générale (1945-1960)

   Le 30 juin 1960, au temps fort de la cérémonie qui marque l’indépendance du Congo, le roi Baudouin s’adresse à un parterre de dignitaires. Il fait l’éloge des artisans de l’œuvre coloniale « qui, consacrant tous leurs efforts et même leur vie à un grand idéal, vous ont apporté la paix et ont enrichi votre patrimoine moral et matériel » . En réponse, Patrice Lumumba, Premier ministre du nouvel Etat, dresse un long catalogue de griefs où figurent, entre autres, « les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres » . Dans cette scène étonnante, Jean Stengers verra « le choc, non pas de deux interprétations historiques, mais de deux mythologies » [1].

   Le temps passant, nombre d’études sont venues faire davantage la part des choses, mais une grande partie du terrain reste encore à défricher. Et il est, pour ce faire, devenu urgent de recueillir un maximum de témoignages parmi ceux qui n’ont pas été écrits. Moult démarches ont été récemment initiées en ce sens. Je retiens ici celle de l’ASBL Ages & Transmission, à laquelle on doit la collecte de quatorze  récits de témoins directs, congolais, anciens coloniaux ou métis, venus de milieux différents et représentant diverses sensibilités [2]. Ils ont vécu, pour l’essentiel, la période 1945-1960. Une limite cependant: aucun d’entre eux ne réside actuellement en République démocratique du Congo. Précieux pour leurs éclairages sur le passé, ils sont moins en mesure de mettre celui-ci en parallèle avec le présent africain. Il s’agira avant tout, comme l’écrit en postface Enika Ngongo (Université Saint-Louis – Bruxelles), de « contribuer à l’élaboration d’une histoire commune qui, dans le respect mutuel, déconstruit, rapproche et apaise » (p. 191).

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Hommages congolais aux franciscains belges

Ils étaient huit au départ pour œuvrer dans le sud-est de la colonie, sur un territoire de 200.000 km². Avec des moyens dérisoires, ils ont évangélisé, construit et transmis un savoir précieux sur les langues et la mentalité africaines. Leurs successeurs noirs n’ont pas oublié de qui ils furent tributaires (1920-2022)

   Entre 1920, année de leur arrivée, et 1940, nonante missionnaires franciscains belges ont été actifs au Congo belge. En règle générale, après une décennie sur place, ils rentraient au pays pendant un an pour retrouver leur famille, se reposer, soigner les maladies ou infections dont la plupart étaient atteints, mais aussi collecter des fonds, témoigner et, si possible, susciter de nouveaux ouvriers pour la moisson. De ces fils de saint François d’Assise, un successeur africain, le frère Nicolas Tshijika Tshifufu, s’est fait l’historien. Je m’arrêterai ici au volume qu’il a consacré aux figures issues de la province flamande Saint-Joseph, en pointe sur ce terrain [1]. Elle comptait du reste des Wallons en son sein.

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Lumumba, « une histoire encombrée de mythes »

La « responsabilité morale » du gouvernement belge dans l’assassinat du Premier ministre congolais demeure la vérité « officielle » depuis qu’une commission d’enquête parlementaire a conclu en ce sens. Mais la responsabilité des acteurs locaux et les crimes que suscita le « héros de l’indépendance » sont absents de ce récit (1960-1961)

Le retour d’un héros: sous ce titre, un film récemment promotionné relate les manifestations et célébrations qui ont accompagné et suivi la restitution aux représentants de la République démocratique du Congo (RDC), le 20 juin 2022, d’une relique supposée de Patrice Lumumba. Le documentaire donne largement la parole au sociologue Ludo De Witte, auteur d’un livre qui fit grand bruit, il y a plus de vingt ans, en présentant l’assassinat du leader du Mouvement national congolais (MNC) et de deux de ses compagnons, le 17 janvier 1961, comme le résultat d’un complot fomenté par les milieux dirigeants politiques et économiques belges [1]. En dépit du fait que la commission d’enquête parlementaire mise sur pied à la suite de cette parution arriva, quant à elle, à de tout autres conclusions…

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Le missionnaire comme personnage romanesque

Après l’indépendance congolaise, les « success-stories » sur fond de progression du christianisme en Afrique ont fait place à une littérature reflétant davantage les doutes et les conflits intérieurs des évangélisateurs sur le sens et les modaliés de leur mission (1885-1973)

   Avant indépendance = après indépendance ? Ce fut, on le sait, le vain espoir du lieutenant-général Janssens, qui commandait la Force publique congolaise bientôt mutinée. L’équation ne s’est pas davantage vérifiée pour l’Eglise, même si elle n’a pas connu les mêmes troubles en interne. Le tournant de 1960 a contraint les prêtres et les religieux, tant autochtones que belges, à repenser leurs activités. Les représentations même dont ils étaient l’objet, dans l’ex-colonie comme dans l’ex-métropole, en ont été transformées. La littérature constitue à cet égard une source de choix, comme l’illustre une récente étude due à Lieselot De Taeye (Fonds Wetenschappelijk Onderzoek – Universiteit Gent) [1].

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L’indépendance congolaise vue de Rome

Si le Saint-Siège a été très tôt favorable à l’accession graduelle des peuples colonisés à un self-government, des voix discordantes se sont fait entendre. Les émeutes de 1959 et le lâcher tout de la Belgique ont conduit le Vatican à accélérer l’africanisation du clergé, tout en appelant au maintien de liens étroits avec l’ex-métropole (1954-1960)

   En 1957 paraissait, sous le titre Le Vatican contre la France d’outre-mer ?, un ouvrage qui fit le buzz, comme on dirait de nos jours. Dans l’esprit de son auteur François Méjan, le point d’interrogation était en fait superflu. La papauté poussait bel et bien à l’indépendance des peuples colonisés, selon ce haut fonctionnaire socialiste qui le déplorait, et il n’était pas le seul. Chez nous aussi, l’idée d’un soutien du successeur de Pierre aux émules de Senghor et de Sékou Touré était et demeure répandue.

   Qu’en fut-il pour le Congo belge et les territoires sous tutelle (Ruanda-Urundi) ? Guy Vanthemsche, professeur émérite d’histoire contemporaine à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) et spécialiste de notre histoire africaine, a interrogé à ce propos les sources disponibles, particulièrement celles émanant des diplomates en poste auprès du Saint-Siège. La réalité qui en ressort s’avère des plus nuancées [1].

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Colonisations, décolonisations: la difficile impartialité

Aux Pays-Bas comme en Belgique, les discours de repentance succèdent aux rapports sur le passé colonial. Focus sur la guerre d’indépendance indonésienne dans un cas, sur toute l’histoire de l’Afrique belge dans l’autre. Mais chez nous comme chez nos voisins, les enquêtes font l’objet de critiques pour avoir été menées uniquement à charge

   Toute ressemblance avec des faits qui nous sont familiers ne serait sans doute pas fortuite. Le 17 février 2022 était publié aux Pays-Bas le rapport d’une enquête menée par trois institutions scientifiques sous le titre Indépendance, décolonisation, violence et guerre en Indonésie 1945-1990 (Onafhankelijkheid, dekolonisatie, geweld en oorlog in Indonesië 1945-1950). Quelques heures à peine après cette communication, le Premier ministre Mark Rutte présentait des excuses officielles et publiques pour la violence extrême des « opérations de police » – selon la terminologie du temps – qui visèrent à maintenir la souveraineté néerlandaise sur l’archipel asiatique.

   Bis repetita… ? En 2020 déjà, le roi Willem-Alexander avait fait pareille amende honorable, mais la thèse admise alors, conformément à un premier rapport daté de 1969 (Excessennota), conférait aux exactions commises un caractère incidentel, lié à des initiatives isolées. La nouvelle « vérité » veut qu’elles aient été « extrêmes et structurelles » , engageant la responsabilité du pouvoir politique.

   Différents enseignements sont à tirer de la comparaison entre ces repentirs d’outre-Moerdijk et les « plus profonds regrets » exprimés et réitérés par notre roi Philippe, dans une lettre au président Félix Tshisekedi en juin 2020, puis à Kinshasa en juin 2022, deux faits entre lesquels est intervenue, en octobre 2021, la publication d’un rapport d’experts sur le passé colonial belge, qui n’a pas fini de faire des vagues…

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Dans quelle langue évangéliser au Congo ?

Fallait-il miser sur le kongo, le kiteke, le bobangi, le bangala… ? La question s’est posée notamment aux missionnaires baptistes, dont les choix ont varié en fonction des périodes et des implantations. Parallèlement, l’opportunité ou non de forger une langue « améliorée » et normative a été source de tensions et de contradictions (1879-1940)

   Les bons frères croient dire aux indigènes que « le Christ est au Ciel » . En fait, ceux-ci comprennent que « le Christ est dans une coquille d’escargot » . S’agit-il de leur enseigner le commandement « tu ne commettras pas d’adultère » ? Celui-ci est en réalité reçu par les auditeurs comme étant « tu ne demanderas pas d’honoraires pour l’adultère » ! Telles sont parmi bien d’autres, s’il faut en croire John Whitehead, membre de la Baptist Missionary Society (Société baptiste missionnaire, BMS), les horreurs de traduction auxquelles a conduit, à la fin du XIXe siècle, la mauvaise connaissance par ses coreligionnaires du bobangi, langue bantoue aujourd’hui en usage dans une zone située sur la rive gauche du fleuve Congo, grosso modo entre Lukolela et Bolobo. L’auteur de ces remarques, contenues dans une lettre datée de 1904, a publié quelques années auparavant une Grammar and Dictionary of the Bobangi Language, mais cet ouvrage est alors lui-même des plus controversés.

   A l’aide notamment des archives de la BMS conservées à Oxford, Michael Meeuwis, spécialiste des langues et cultures africaines, professeur à l’Université de Gand, a retracé le cheminement, les hésitations, les revirements aussi de l’évangélisation et de la scolarisation protestantes confrontées, là où elles ont été dominantes, à la diversité foisonnante des parlers locaux [1].

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