Dans quelle langue évangéliser au Congo ?

Fallait-il miser sur le kongo, le kiteke, le bobangi, le bangala… ? La question s’est posée notamment aux missionnaires baptistes, dont les choix ont varié en fonction des périodes et des implantations. Parallèlement, l’opportunité ou non de forger une langue « améliorée » et normative a été source de tensions et de contradictions (1879-1940)

   Les bons frères croient dire aux indigènes que « le Christ est au Ciel » . En fait, ceux-ci comprennent que « le Christ est dans une coquille d’escargot » . S’agit-il de leur enseigner le commandement « tu ne commettras pas d’adultère » ? Celui-ci est en réalité reçu par les auditeurs comme étant « tu ne demanderas pas d’honoraires pour l’adultère » ! Telles sont parmi bien d’autres, s’il faut en croire John Whitehead, membre de la Baptist Missionary Society (Société baptiste missionnaire, BMS), les horreurs de traduction auxquelles a conduit, à la fin du XIXe siècle, la mauvaise connaissance par ses coreligionnaires du bobangi, langue bantoue aujourd’hui en usage dans une zone située sur la rive gauche du fleuve Congo, grosso modo entre Lukolela et Bolobo. L’auteur de ces remarques, contenues dans une lettre datée de 1904, a publié quelques années auparavant une Grammar and Dictionary of the Bobangi Language, mais cet ouvrage est alors lui-même des plus controversés.

   A l’aide notamment des archives de la BMS conservées à Oxford, Michael Meeuwis, spécialiste des langues et cultures africaines, professeur à l’Université de Gand, a retracé le cheminement, les hésitations, les revirements aussi de l’évangélisation et de la scolarisation protestantes confrontées, là où elles ont été dominantes, à la diversité foisonnante des parlers locaux [1].

   A l’œuvre à partir de 1879 entre le Stanley Pool (Pool Malebo aujourd’hui) et le confluent de l’Oubangui et du Congo, la BMS a d’abord investi dans la communication en kongo (ou kikongo). William Holman Bentley et sa femme Hendrina Margo, en particulier, ont produit dans cette langue différents textes et manuels scolaires ainsi qu’un dictionnaire et une grammaire. Ils ont été cependant vite dépassés par l’expansion de la mission, toujours sur la rive gauche, aboutissant à la région où se déploie aujourd’hui Kinshasa – et où les catholiques ont laissé étonnamment le champ libre aux Eglises séparées pendant vingt ans, jusque vers 1900. Ce nouvel environnement a amené l’entreprise apostolique à se tourner vers le kiteke (des Tékés ou Batékés), principal idiome parmi tous ceux en usage, différant parfois au sein d’un même village. « Je ne suis allé nulle part où je ne puisse me faire comprendre en parlant kikongo. Ici, cependant, c’est la ligne de démarcation » , a constaté en 1881 Thomas J. Comber, un des pionniers de la Société, dans un courrier publié par The Missionary Herald. Il a fallu en tirer les conséquences. William Holman Bentley s’est remis à l’ouvrage. Dès 1883, le manuscrit d’un vocabulaire de 2000 mots en kiteke était prêt. D’autres publications ont suivi. Mais dès ce moment s’est amorcé le tournant suivant…

La partie occidentale du fleuve Congo, où figurent notamment les stations BMS de Malebo, Bolobo et Lukolela. La distance entre Malebo et Lukolela est d’environ 450 kilomètres. (Source: informations ajoutées par Michael Meeuwis sur une carte de l’Académie royale des sciences d’outre-mer, dans n. 1, p. 9)

   En 1892, en effet, le kiteke est définitivement abandonné au profit du bobangi. C’est qu’à la suite d’épidémies et de durs conflits avec les autorités de l’Etat indépendant du Congo (EIC), la population du lac Malebo a été en partie décimée ou s’est déplacée vers l’actuel Congo-Brazzaville. Le rapport de forces linguistiques en a été modifié au profit du kongo et du bobangi précédemment à l’arrière-plan. Le dernier cité a en outre pour lui d’être la seconde langue de beaucoup d’autochtones en raison de son rôle dans les relations commerciales. Dès 1883, alors qu’il était encore tout occupé par le kiteke, Holman Bentley avait déjà dressé une liste de 700 mots bobangi. Les premiers imprimés n’allaient pas tarder.

   L’implantation des baptistes en amont du fleuve, à Lukolela (1886) et Bolobo (1888), où ce même bobangi est répandu, n’a fait que renforcer la propension à tout miser sur lui. A partir de 1892, plus de 80 travaux en / sur le bobangi sortent majoritairement de la presse de Bolobo: traductions de la Bible, chants, notions élémentaires… La « concurrence » n’est pas totalement absente. Le scheutiste Camille Van Ronslé, dont la congrégation est établie un temps autour du confluent de la rivière Kwa et du Congo, laissera un livre de prières, un catéchisme, une grammaire et une liste de phrases et de mots usuels, sans grande diffusion toutefois. Mais la médaille à son revers, ainsi que George Grenfell, chef de facto de la BMS au Congo, en fait le constat vers 1893. « Les désaccords et la division linguistiques ont conduit à une pléthore de pratiques et de représentations, résume le professeur Meeuwis. D’autres que les missionnaires de la BMS ont aussi travaillé la langue, souvent sans concertation avec la BMS, sur la base de leur propre compréhension de la variété locale et en utilisant leurs propres règles de graphie » .

   C’est ici qu’entre en scène John Whitehead, cité en début d’article pour les perles qu’il a épinglées chez ses prédécesseurs. Pressenti par Grenfell pour mettre de l’ordre dans le chaos, le frère érudit entend en outre freiner l’émergence, dans l’ouest et le nord du Congo, d’une « lingua franca » résultant de l’acquisition imparfaite des parlers rencontrés par les Blancs et leurs auxiliaires. Pour relever le défi, selon Whitehead, il faut développer un bobangi qui soit le « standard » littéraire, la norme permettant de distinguer le correct et l’incorrect dans les oralités natives. Sa Grammar and Dictionary naît en 1899 de cette ambition, mais elle est déjà loin de faire l’unanimité.

   Pareille « gentrification linguistique » , selon le concept suggéré dans la présente étude, ne peut en effet s’opérer qu’en creusant à terme un fossé entre la parole des missionnaires et la compréhension de leurs ouailles non scolarisées ou venant d’entrer à l’école. « C’est la langue telle qu’elle est parlée par la minorité et son champ est comparativement restreint » , note Grenfell en 1903. L’auteur a beau défendre son travail bec et ongles et produire des traductions d’ouvrages sur sa base, il a perdu la confiance de ses supérieurs et fini, en 1911, par être muté vers le Lualaba (cours supérieur du Congo) pour y ouvrir une nouvelle station. On ne se refait pas: il y entreprend immédiatement « d’améliorer » la variété locale du kiswahili. Cela n’arrange évidemment en rien ses relations avec la BMS dont il sera évincé en 1925.

Le « Goodwill » , navire à vapeur des missionnaires anglais, dans les années 1890. (Source: Royal Geographical Society, London, dans Adam Hochschild, « Les fantômes du roi Léopold… » , trad. de l’américain, Paris, Belfond, 1998, pp. 216-217)

   Il a pourtant un continuateur parmi ses ex-collègues. Le jeune Andrew MacBeath, avec lequel il garde le contact, élabore en conformité avec « son » bobangi des textes sur la vie du Christ et d’autres figures religieuses ainsi qu’un Bobangi in Twenty One Lessons en 1940. Mais son caractère rebelle l’isole des autres envoyés du mouvement chrétien qui, à Bolobo et dans les postes voisins, publient pour leur part sans prendre en compte le « standard whiteheadien » .

   Du reste, il faut aussi compter avec l’adoption, à partir du tournant du siècle, d’une nouvelle stratégie langagière. A mesure que la BMS remonte le grand fleuve, atteignant notamment les chutes Stanley (Boyoma), elle se « désengage » du bobangi. Et il en va de même pour les autres sociétés protestantes à l’œuvre dans l’EIC. C’est le bangala qui s’impose désormais. Et sur la chaude recommandation de Grenfell, Walter H. Stapleton signe en 1903 ses Suggestions for a Grammar of « Bangala » , non sans un énorme paradoxe que relève le chercheur: « Les membres de la BMS tels que Grenfell, qui avaient rudement rejeté le remodelage du bobangi par Whitehead comme aboutissant à une forme de langage trop élitiste et trop éloignée de la langue utilisée réellement pour être accessible à ses propres locuteurs natifs, décidaient maintenant de préparer rien de moins qu’une adaptation fortement gentrifiée du bangala, visant à « donner » à la langue une grammaire qu’elle était supposée ne pas avoir » .

   Les Suggestions de Stapleton ne seront toutefois jamais été mises en pratique. Les débats nombreux au sein des organisations protestantes (la Congo Missionary Conference, devenue le Congo Protestant Council en 1928) conduiront à la mise sur pied d’un comité puis d’une conférence (en 1931) pour l’unification du lingala. Le renommé Malcolm Guthrie, professeur à l’Université de Londres (School of Oriental and African Studies), sera désigné pour relancer la tentative avortée d’orienter l’avenir du bangala/lingala.

   Début d’une autre histoire… ou la répétition de la même.

P.V.

[1] « Linguistic gentrification: The Baptist Missionary Society and Bobangi (1882-1940) » , dans Afrikanistik Online, Köln (Nordrhein-Westfalen,  Deutschland), janv. 2023, 26 pp., http://hdl.handle.net/1854/LU-01GQEV7MQJXMTTGWN667JH1W1D (en libre accès). [retour]

2 réflexions sur « Dans quelle langue évangéliser au Congo ? »

  1. Sur ce sujet, quelques souvenirs personnels me viennent en tête :

    Dans quelle langue se faisait l’évangélisation populaire au Congo Belge avant l’indépendance ? Pour autant que je me souvienne de la manière dont procédaient les Pères Prémontrés du diocèse de Buta (vicariat apostolique du Bas-Uélé) où j’ai séjourné durant les années 1950, je retiens ceci :

    • Autant que faire se peut, les Pères (et les abbés indigènes placés sous leur autorité) utilisaient les dialectes locaux (dans ce diocèse, ceux des tribus Babua et Bakere).

    • À l’école primaire ou dans les prêches du culte (pas la messe elle-même, qui était célébrée en latin) on se servait des langues véhiculaires : en l’occurrence le lingala pour cette partie de la Province orientale où le diocèse est situé.

    • À cette époque, le français demeurait réservé à l’enseignement secondaire ou supérieur. Dans la vie courante, ce sont surtout les « bamundele » (les blancs) qui pratiquaient les langues de leurs interlocuteurs indigènes, pas l’inverse.

    • La promotion du français comme langue nationale officielle à côté des quatre langues véhiculaires (lingala, kikongo, tshiluba, kiswahili) date de l’accession du pays à l’indépendance (1960). Il serait intéressant de mesurer les progrès de son expansion depuis lors : on comptait 16 millions de congolais en 1960, aujourd’hui cette population est évaluée à plus de 80 millions d’âmes…

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