Charles de Méan, un Papinien au Grand Siècle

A l’instar de l’œuvre du jurisconsulte romain, ses « Observationes… » furent longtemps décisives pour fixer le droit liégeois. Dans son travail comparant les normes entre elles ou avec d’autres sources pas seulement principautaires, l’avocat français Henri Daudiguier vit rien moins que « le droit universel » (1652-1669, 1678)

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Charles de Méan d’après une gravure de Michel Natalis, reproduite au début du premier tome des « Observationes… »

    Un usage liégeois de jadis, datant au moins du début du XVIIIè siècle, voulait qu’à l’entrée en fonction des magistrats, on leur distribue les Observationes et res judicatae ad jus civile Leodiensium, Romanorum, aliarumque gentium, canonicum et feudale [1] de Charles de Méan. C’est assez dire l’importance de cet ouvrage monumental, en cinq tomes plus un posthume pour sa première édition (1652-1669, 1678), dans l’histoire du droit en principauté de Liège et aussi bien au-delà. Mais de la postérité de l’auteur, le cours s’est interrompu en notre temps. Benoît Lagasse (Universités de Liège et de Gand, FNRS), qui a fait de ce grand juriste le sujet de sa thèse de doctorat, s’applique à le tirer de l’oubli [2].

   Dans sa genèse, l’œuvre majeure fut en bonne partie inspirée par la piété filiale. Né à Liège en 1604, mort en 1674 dans sa ville natale, Charles de Méan provenait d’une famille où on avait le bras long: un grand-père paternel bourgmestre de la Cité ardente en 1585, un père échevin (et pas seulement) pendant plus de 36 ans, de 1602 à sa mort, un beau-père également bourgmestre, en 1616 notamment… Lui-même, formé au droit à l’Université de Louvain, accéda deux fois au maïorat, en 1641 et en 1646. Sa deuxième magistrature intervint toutefois dans un contexte de troubles politiques sanglants (Chiroux contre Grignoux), qui l’amenèrent à jeter rapidement l’éponge et le contraignirent à s’exiler pendant quelques années. Mais après son retour, ce partisan du souverain, lequel avait rétabli son autorité entre-temps, siégea dans de hautes instances telles que le conseil privé, le conseil ordinaire et la cour féodale, dont les prérogatives notamment judiciaires pouvaient s’accompagner d’un certain pouvoir d’influence. Cerise sur le gâteau: tous les précités sont les ancêtres de François-Antoine de Méan, dernier prince-évêque de Liège et premier primat de la Belgique indépendante.

   L’enjeu où s’inscrivent les Observationes est la fixation des usages juridiques, dont la nécessité est ressentie depuis le XVIè siècle. Ainsi le prince-évêque Ferdinand de Bavière a-t-il chargé Pierre de Méan, le père de Charles, d’établir le recueil des coutumes du pays de Liège. A l’instar de toute loi importante, il fallut le soumettre à l’approbation des trois états (clergé, noblesse, tiers). Des députés réviseurs furent désignés, parmi lesquels le propre fils de l’auteur, mais la procédure de reconnaissance officielle resta en rade. Malgré tout, le Recueil des points marqués pour coutumes du pays de Liège – titre de l’ouvrage, publié en 1650 – s’imposa comme une référence au moins jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Léopold Auguste Warnkönig, l’historien et juriste allemand qui fit carrière universitaire dans nos provinces, relève dans son Précis de l’histoire de Liège (1864) que « comme il était tout à fait conforme au droit existant du pays, fort bien rédigé, et agréé par l’opinion publique, il obtint bientôt force de loi comme coutume écrite, et fut maintenu en vigueur comme s’il était homologué » . Fallait-il apporter un soutien à cette « force de loi » ? Tel fut bien, en tout cas, le propos des Observationes, tel qu’exposé par l’héritier dans la préface du premier tome, même si cet objectif n’est pas exclusif d’un désir de contribuer au bien public.

   Le résultat, en tout cas, impressionne, en dépit d’un plan désordonné et de nombreuses coquilles. Ces volumes, constate Benoît Lagasse, ont fait de Charles de Méan « le premier Liégeois à avoir écrit une œuvre résolument tournée vers le droit liégeois tout en brassant une très large matière » . Si le droit privé domine (environ 80 % des observations), en particulier le droit des successions (environ 40 %) et celui des biens (environ 42 %), les droits canonique et féodal sont assez représentés (environ 10 % chacun) pour que leur mention dans le titre soit justifiée. Les références aux sources législatives, jurisprudentielles, doctrinales abondent, et pas seulement internes à la principauté ou au diocèse. Plus de 400 auteurs sont cités! Le droit romain a aussi sa place et pour cause: même si l’échevinat de l’époque tente de limiter son impact dans le domaine privé, ce droit est commun dans le Saint-Empire germanique dont Liège relève. Nombre d’extraits de la grande compilation du Corpus iuris civilis de Justinien apparaissent donc, avec des renvois à de nombreux commentateurs étrangers. Avec le Recueil paternel et la Réformation de Gérard de Groesbeeck portant sur la procédure judiciaire (1572), on disposait de systématisations partielles. C’est à présent à la synthèse générale pionnière qu’on a affaire, comparant les différentes normes applicables, aussi entremêlées que foisonnantes, et décidant de leur sens.

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Dans ce groupe sculpté par Jules Halkin sur la façade du Palais provincial à Liège, Charles de Méan est entouré par Mathias-Guillaume de Louvrex (à gauche) et Jean Del Cour (à droite). De Louvrex a annoté la troisième édition des « Observationes… » (Source: © Kik-Irpa, Bruxelles,  cliché KM009632, http://balat.kikirpa.be)

   Rien d’étonnant, dès lors, si les Observationes ont fait date et si le jurisconsulte, plus heureux que l’ex-bourgmestre, a pu recevoir des surnoms tels que « l’oracle du droit liégeois » ou encore « le Papinien de Liège » . En dépit de ses erreurs, « il établissait notre droit coutumier, en même temps qu’il guidait son application » , observera le procureur général près la cour d’appel de Liège Jean-Joseph Raikem dans une mercuriale prononcée en 1845. Son lointain successeur Arthur Meyers, à l’audience de rentrée de 1926, ne s’exprima pas autrement: « Il recueille les coutumes, les compare avec le droit romain, les confronte entre elles et les ramène aux principes » . La reconnaissance lui est aussi venue de l’étranger et ce dès son vivant, comme en témoigne la lettre de l’avocat français Henri Daudiguier, publiée au début du quatrième volume de la somme: « Depuis, y lit-on, que Monsieur de Méan nous les a fait paraitre si raisonnables, & qu’il les a accompagnées des Décisions si doctes & si justes, il n’y a point de Jurisconsultes qui ne les allègue, ni d’homme sensé qui ne s’y soumette: ainsi votre Droit pourra devenir comme le Romain, le Droit universel, et les Lois d’un petit Pays seront à la fin, par la force de ce grand Génie, votre illustre Parent, les Lois de tout le monde qui n’est point barbare » . Rien moins!

   Aujourd’hui, deux statues du « grand Génie » ornent toujours les façades du Palais provincial à Liège et du palais de Justice de Verviers. Elles datent du XIXè siècle, tout comme la décision, prise par le Conseil communal liégeois en 1846, de donner le nom de Méan à la rue qui relie les places Delcour et Sylvain Dupuis. Mais d’un sondage parmi les Liégeois cultivés, il ressortirait sans doute que pour la plupart, c’est au dernier prince-évêque qu’il est ici fait référence… On ignore en outre où le conseil de faculté qui choisit, en 1981, de baptiser un des nouveaux amphithéâtres de l’Université au Sart Tilman du nom de « Charles-François de Méan » , est allé chercher ce deuxième prénom de « François » que le Papinien des bords de Meuse ne porta jamais. Même parmi les disciples de Thémis, la mémoire s’est faite vacillante…

P.V.

[1] Observations et choses jugées sur le droit civil, canonique et féodal des Liégeois, des Romains et des autres nations.

[2] « Un grand juriste liégeois: Charles de Méan » , conférence donnée à la Société des bibliophiles liégeois, 20 décembre 2016, 16 pp., http://hdl.handle.net/2268/204506 (en libre accès).

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