
On ne prête qu’aux riches. En témoigne, la liste des faux attribués à Jef Van der Veken, surtout connu pour sa copie du panneau dit des « Juges intègres » qui a remplacé l’original volé dans le polyptyque de L’Agneau mystique de (ou des) Van Eyck, conservé à la cathédrale de Gand. Jean-Luc Pypaert, traqueur inlassable des imitations du peintre et restaurateur anversois (1872-1964) dont il a publié le catalogue, a-t-il indûment ajouté une pièce à son tableau de chasse ? Il s’agit d’ « Anne et Marie » , un petit panneau attribué à Hans Memling (v.1433-1494), son atelier ou son entourage, conservé au Musée national de la Twente à Enschede, dans la province néerlandaise de l’Overijssel. C’est peu dire qu’on y a été piqué au vif par la contestation du « chercheur indépendant » – ainsi qu’il se présente –, parue dans un ouvrage collectif édité par l’Institut royal belge du patrimoine artistique (Irpa) et reprise ultérieurement parmi des compléments au catalogue précité.
Mais le dernier mot n’était pas dit… Dans le cadre d’un stage de master en histoire de l’art à l’Université d’Utrecht, Willy Duffhues a entrepris une contre-enquête qui débouche sur des conclusions opposées, restituant en tout cas l’œuvre à son époque [1]. Querelle d’experts ? Certes, et on se gardera bien de trancher. L’instructif réside ici dans la manière dont un « faux » contemporain peut redevenir un « vrai » médiéval – ou l’inverse –, en fonction des méthodes, des sources, des techniques utilisées pour faire dire à une peinture son origine. L’essentiel, qui est sa beauté, demeure de toute manière…
Pour toute authentification – ou non –, il convient notamment de retracer autant que possible l’histoire de l’objet. Scène de connivence entre la mère de la Vierge et sa fille, « Anne et Marie » semble avoir eu pour modèle le volet intérieur gauche d’un triptyque de la crucifixion commandé à Memling par Jan Crabbe, abbé de l’abbaye des Dunes (Coxyde). On y retrouve sainte Anne, avec un paysage identique en arrière-plan, mais c’est la mère de Crabbe qui se trouve devant elle. Les panneaux du peintre d’origine bavaroise, alors établi à Bruges où il est inscrit au registre des bourgeois à partir de 1465, seront dispersés par la suite, selon une pratique courante (plusieurs ventes fructueuses valant mieux qu’une!). Les intérieurs se trouvent aujourd’hui à la Morgan Library and Museum à New York, les extérieurs au musée Groeninge à Bruges et la partie centrale au palais Chiericati à Vicence.
Mais quid de la pièce conservée à Enschede ? Le musée la doit à un riche collectionneur, Jan Herman van Heek, industriel dans le secteur textile, qui la lui prêta puis la légua. Il en avait fait l’acquisition en 1935 à la galerie Brimo de Laroussilhe à Paris, où elle était présentée comme émanant de l’école de Memling. Cette identité prévaut toujours au sein de l’institution locale, en y ajoutant la possibilité d’une copie datée tout au plus de la fin du XVè siècle. A l’appui sont invoqués le niveau de qualité, les indices de vieillissement naturel, les nombreuses retouches éparses, en rien comparables aux recréations d’un Van der Veken. Celles-ci, fait-on valoir, s’apparentent davantage au pastiche, renonçant à l’impossible imitation parfaite et combinant plutôt des éléments en provenance de modèles différents.
Les autorités du Rijksmuseum sont toutefois contredites – un tantinet – par un spécialiste des primitifs flamands, l’historien de l’art allemand Till-Holger Borchert, conservateur en chef des musées Groeninge et Arentshuis à Bruges, pour qui la technique plus faible et moins économe de matériaux trahit la patte d’un successeur de Memling au début du XVIè siècle. On reste ici, malgré tout, dans la sphère d’influence du maître, ce qui n’est évidemment plus le cas avec la grosse artillerie de Jean-Luc Pypaert, laquelle nous transporte au début du XXè siècle, dans la zone floue où restauration et contrefaçon se confondent parfois. Pour désigner la propension de Van der Veken à repeindre des parties entières de l’œuvre originale, d’aucuns parlent euphémiquement d’ « hyperrestaurations ». C’est le banquier et esthète Emile Renders qui aurait fait connaître à l’orfèvre en la matière le triptyque de Crabbe dont il avait acquis les parties extérieures.
In cauda venenum: à la fin de son article seulement, Willy Duffhues nous apprend que Pypaert, au cours d’un échange de mails, lui a confié avoir fondé son diagnostic sur… une photo en noir et blanc du panneau d’ « Anne et Marie » . Sans doute des traits stylistiques flagrants peuvent-ils être identifiés de la sorte. Mais par comparaison, les moyens mobilisés par la chercheuse hollandaise ont de quoi impressionner. A la quête des archives, elle a joint les ressources de la macrophotographie, de la radiologie, de la réflectographie infrarouge, de la photographie UV, de l’analyse des pigments, de la spectroscopie IRTF, de la dendrochronologie. Ainsi ont été constatés des phénomènes révélateurs de l’ancienneté, tels que la décoloration des pigments organiques, l’absence de peinture des bords de la base pour accueillir un cadre ou des lacunes picturales que seuls les rayons X rendent visibles, entre autres. Au terme des analyses, c’est l’hypothèse Borchert qui tient la route: un panneau certes d’inspiration memlingienne mais tardif, à situer après 1500, voire 1520. Ce qui peut être déduit des caractéristiques liées aux couleurs, au style ou aux rapports entre tableau et cadre va en ce sens. De même pour la différence de densité (perméabilité au rayonnement) entre les têtes d’Anne et de Marie, la première présentant avec les têtes de Memling une parenté qui fait défaut à la seconde. Celle-ci pourrait donc avoir été réalisée plus tard, par un artiste obéissant à une technique différente. Des modifications concernant la signature sont aussi observées, sans qu’il soit toutefois possible de les présenter comme des inventions du XXè siècle.
Pas de doute, donc, pour Willy Duffhues: « Anne et Marie » est une copie du début du XVIè siècle due à un anonyme, voire un travail inachevé et tardif de l’atelier Memling, la couche de fond pouvant être plus ancienne que la peinture elle-même. « Une conclusion importante, ajoute-t-elle, est en outre qu’il est difficile de prononcer un jugement sur l’authenticité d’une peinture simplement sur la base de caractéristiques visuelles. La recherche technique est indispensable pour pouvoir mettre les suppositions à l’épreuve » .
P.V.
[1] « Twentse parel of Vlaamse pastiche ? Intrigerende toeschrijvingen rond een raadselachtig paneeltje » , dans Madoc. Tijdschrift over de Middeleeuwen, n° spécial « De valse Middeleeuwen » , jaargang 28, n°4, 2014, pp. 224-233. https://www.verloren.nl/tijdschriften/madoc, Drift 6, 3512 BS Utrecht, Nederland. – L’étude de Jean-Luc Pypaert figure dans l’ouvrage collectif Autour de la Madeleine Renders. Un aspect de l’histoire des collections, de la restauration et de la contrefaçon en Belgique dans la première moitié du XXè siècle, dir. Dominique Vanwijnsberghe, Bruxelles, Irpa (coll. « Scientia artis » , 4), 2008.
Ce blog très intéressant me donne certes envie de faite un saut au Twente Rijksmuseum à Enschede.
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