De l'(in)utilité de l’histoire

Faut-il orienter le cours d’histoire vers le présent et le fondre dans les sciences humaines et sociales ? On en débattait déjà au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pour le Néerlandais Jan Romein et le Belge Leopold Flam, l’idéal d’objectivité devait céder la place à un enseignement au service des valeurs d’une nouvelle démocratie (1945-1965)

Saint Benoit
Le cours d’histoire doit-il être considéré comme formateur de l’opinion (démocratique) ou comme transmetteur d’un savoir ayant sa valeur en tant que tel ? Le dilemme n’est pas nouveau. (Source: Jean-Luc Flémal, IPM Group)

   « Nous défendons avec force la présence d’un cours de formation historique à part entière, dans l’enseignement primaire et secondaire, et nous refusons fermement qu’il soit noyé dans un vaste cours de sciences humaines aux contours flous et incertains » . Ainsi s’exprimaient, dans une opinion publiée début 2017 par La Libre Belgique, les professeurs membres de l’association Histoire et Enseignement, réagissant à un des scénarios envisagés pour les programmes en Communauté française de Belgique dans le cadre du « Pacte pour un enseignement d’excellence » [1]. Le projet ici dénoncé était déjà en partie réalité dans les établissements secondaires du réseau libre confessionnel. Depuis 1979, en effet, l’histoire comme telle, pendant les deux premières années (premier degré commun), y a été absorbée par l’étude du milieu « qui intègre les dimensions suivantes: l’homme, l’espace, le temps et des aspects socio-économiques » [2]. L’enseignement technique et professionnel a suivi des voies similaires. Mais l’idée même d’une telle intégration remonte plus loin encore…

   Un article de Jo Tollebeek, professeur d’histoire culturelle moderne et contemporaine à la KULeuven, rappelle ainsi à notre bon souvenir la figure et l’influence d’un instigateur de réformes radicales: Leopold Flam, formateur et inspecteur d’histoire dans les écoles néerlandophones de l’Etat, qui exerça ce rôle important « d’une manière autoritaire et souvent controversée » de 1955 à 1968 [3]. Critiquant sans ménagement l’enseignement classique d’un passé jugé mort et sans signification, celui qui fut aussi professeur à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) prônait, comme unique solution pour rendre à l’histoire une valeur dans la société, que celle-ci soit l’histoire du présent. Et de prendre pour modèle inattendu… le finalisme d’Henri Pirenne partant, dans son Histoire de Belgique, du pays actuel et retenant ce qui contribua à sa formation. De cette conception à celle d’une convergence avec les sciences sociales, il n’y avait évidemment qu’un pas vite franchi.

   Ancien communiste devenu socialiste, né en 1912 à Anvers de parents juifs polonais, Flam avait connu pendant la guerre la caserne Dossin à Malines – point de départ pour beaucoup de la déportation fatale –, puis Buchenwald. Ces épreuves expliquent en bonne partie son ardeur à mettre les historiens au service des valeurs d’une nouvelle démocratie, de la modernisation du monde, des progrès de la justice et de la paix… Autant de causes qui allaient s’imposer comme impératives dans tout l’enseignement au cours des décennies suivantes, en Belgique comme ailleurs. Mais être au diapason de cette éducation civique impliquait, pour les disciples de Clio, une rupture redoutable. « Flam, écrit le professeur Tollebeek, s’opposait prioritairement à ce qu’il considérait comme un idéal trop rigide d’objectivité dans l’étude de l’histoire » . Dans son réquisitoire contre cette dernière, le redoutable inspecteur reprit à son compte la condamnation nietzschéenne de « l’idolâtrie du passé » , coupable de faire barrage à l’innovation et à la créativité. « La liberté, écrivait-il en 1955, réside dans la volonté de défaire le passé » . S’il évita de citer ici L’Internationale ( « Du passé faisons table rase » ), il ne se priva pas dans d’autres textes d’annoncer la couleur: loin de s’en tenir à combattre tout retour du racisme et du totalitarisme des années noires, les professeurs avaient aussi à éveiller l’esprit de résistance contre les travers du monde capitaliste et technocratique de l’après-guerre. Tout en appelant, dans une vision existentialiste, à se dégager de tout ce qui entrave la liberté du moi, celui qui fut surnommé « le Sartre flamand » conviait à s’engager et à s’épanouir dans une communauté universelle sur la voie du progrès continu.

   Le « présentisme » de Flam avait été nourri par la lecture enthousiaste de l’historien néerlandais Jan Romein, professeur à l’Université d’Amsterdam, qui avait aussi fait étape politique au Parti communiste avant de s’en éloigner (mais pas trop). Ses recherches l’avaient également amené à la conclusion que la neutralité en histoire était une illusion. « Je réserve la caractéristique « objective » à l’historiographie qui est en accord avec l’esprit du temps, et c’est certainement elle qui la procure » , professait-il dans un recueil d’essais publié en 1946 sous le titre In opdracht van de tijd (Au service de notre temps). Un temps qui était lui-même gros du futur, lequel était identifié avant-guerre aux luttes marxistes, après-guerre au renforcement de la démocratie et à la conscientisation des citoyens. Le rapprochement de l’histoire et des sciences sociales découlait naturellement de ces perspectives. Comme cofondateur en 1947 de la faculté des sciences politiques et sociales de l’université amstellodamoise, Romein, observe Jo Tollebeek, « espérait qu’il serait possible de former une intelligentsia politiquement consciente, qui pourrait provoquer une rupture avec le passé » .

   Mais il arrive que les contestataires soient contestés… Romein et le courant présentiste trouvèrent ainsi un adversaire pugnace dans Peter Geyl, professeur à l’Université d’Utrecht. Lui aussi avait pourtant été tenant d’une histoire-combat – dans son cas en faveur de la Grande Néerlande (l’union des Pays-Bas et de la Flandre). Arrêté par les Allemands en 1940, interné pendant trois ans et demi, il révisa ses positions tant politiques que scientifiques pendant la guerre froide. Les dérives liées à l’instrumentalisation de l’histoire par le régime soviétique firent de cet atlantiste fervent le contempteur de « l’école d’Amsterdam » et de son chef de file décrit comme un « chercheur de certitudes » , incapable de comprendre que l’histoire est « un débat sans fin » et qu’elle trouvera le salut non pas en se rendant « utile » , mais au contraire en défendant son autonomie. Geyl réhabilitait ainsi l’historicisme compris comme l’affirmation de la valeur intrinsèque de la connaissance du passé ainsi que le rejet des théories, des lois ou des systèmes qui nient la complexité du monde. Arnold Toynbee notamment en prit pour son grade. Conséquemment, les frontières entre histoire et sciences sociales ainsi qu’entre histoire et éducation civique étaient ici clairement retracées.

   Aux critiques de la critique, bien sûr, il fut aisé d’objecter que la défense de la culture occidentale et de ses traditions de liberté pouvait aussi conduire à une nouvelle forme de présentisme. Geyl lui-même sembla apporter de l’eau à ce moulin quand, dans sa leçon terminale prononcée en 1958, il dénonça la volonté de Romein de déseuropéaniser partiellement l’éducation historique, y voyant « la dépréciation continuelle de notre propre héritage culturel » . Etait-ce à dire qu’il convenait d’être « utile » à ce dernier ? Les propres travaux du maître historiciste sont à cet égard ses meilleurs avocats. Loin d’une approche purement laudative de l’Ouest actuel, ses défauts – parmi lesquels les aspects utilitaristes qui tendent à le dominer – y étaient largement mis en débat. C’était même la possibilité de ce débat qui constituait aux yeux de l’auteur une différence majeure entre les deux côtés du rideau de fer.

   Comme on l’a relevé d’entrée de jeu – et sans parti pris présentiste! –, les chercheurs et les enseignants d’aujourd’hui n’ont pas cessé d’être confrontés aux questions posées et aux réponses proposées dans les années ’50 et ’60. Si Leopold Flam a compté de nombreux héritiers en Belgique, désireux de contribuer par un savoir engagé à la démocratie, aux avancées sociales, à la coopération internationale…, le reste de la corporation a conservé ses doutes sur la capacité de l’histoire à expliquer le présent. Dès l’Entre-deux-guerres, un Paul Harsin, professeur à l’Université de Liège, avait renversé l’argument en soutenant que le présent explique le passé beaucoup mieux que l’inverse! Dans son rapport publié en 1991, la Commission d’étude des programmes d’histoire, mise en place par le ministre de l’Education de la Communauté française, n’était manifestement pas de cet avis: on y lit que la formation historique doit « se concevoir comme une série de questions que l’on pose au passé pour expliquer le présent » [4]. Les membres de cet aréopage étaient toutefois à mille lieues de vouloir de fondre le cours dans un mixte de disciplines humaines et sociales. Pour eux comme pour ceux qui se remobilisent aujourd’hui, l’histoire apprend avant tout à connaître les hommes et les sociétés dans les contextes les plus différents, tout en contribuant au développement de qualités telles que l’esprit critique, l’aspiration à la vérité ou encore la prudence. Ce n’est déjà pas rien.

P.V.

[1] « Le cours d’histoire est menacé » , 26 janv. 2017, http://www.lalibre.be/debats/opinions/le-cours-d-histoire-est-menace-opinion-5888d1e3cd70ff671dcef004.

[2] http://enseignement.catholique.be/segec/index.php?id=1495.

[3] Jo TOLLEBEEK, « The Use of History in Belgium and the Netherlands, 1945–1965: Presentism and Historicism in the Work of Jan Romein, Pieter Geyl and Leopold Flam » , dans Dutch Crossing. Journal of Low Countries Studies, vol. 39, n° 1, mars 2015, pp. 54-73. https://www.tandfonline.com/loi/ydtc20, University College London, Dept of Dutch, Gower Street, London WC1E 6BT, United Kingdom.

[4] Rapport à Monsieur le ministre de l’Education et de la Recherche scientifique de la Communauté française, Yvan Ylieff, Commission d’étude des programmes d’histoire, (Bruxelles), 1991, p. 8.

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