Cinq millénaires sur le rocher de Pont-de-Bonne

Les fouilles menées sur ce site modavien de fortifications celtique et carolingienne ont révélé des occupations humaines s’étendant de quelque 4000 ans avant J-C jusqu’au Xè siècle après. Mais cette longue histoire comprend aussi presque mille ans de délaissement, après un abandon peut-être lié à la guerre des Gaules

 

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Proposition de reconstitution des portes et fortifications celtiques (en haut) et carolingiennes (en bas) de Pont-de-Bonne (Modave). (Source: aSEHS studio, n. 1, première de couverture)

   Nous sommes à Pont-de-Bonne, commune de Modave, à une encablure du château des comtes de Marchin. Les fortifications du rocher dit du Vieux Château y dominent le Hoyoux où se jette le ruisseau qui a donné son nom au hameau. Doté d’infrastructures touristiques rénovées, le site a aussi fait l’objet, depuis 2004, de fouilles du Cercle archéologique Hesbaye-Condroz (CAHC) qui en a publié les apports [1]. Mais fatalement, quand l’intérêt d’un lieu est aussi visible, on est rarement le premier servi…

   C’est dès 1863 qu’un « promeneur archéologique » , Léon Caumartin, dans un article du Bulletin de l’Institut archéologique liégeois, attira l’attention sur « l’emplacement et les restes d’un oppidium fortifié par la nature et par l’art » . Deux phases de construction avaient dû, selon lui, se succéder sur « ce plateau formidable qui commande toute la vallée du Hoyoux et était la clé du Condroz » . Il n’en fallait pas plus pour que des chercheurs, qualifiés ou non, viennent remuer la terre à la manière rudimentaire de l’époque. Nombre d’objets alors mis au jour ont alimenté les musées locaux et nationaux.

   Concentrées sur le secteur oriental des remparts, les fouilles du temps présent, auxquelles ont été associés des spécialistes de différentes universités et institutions, éclairent les occupations de l’éperon rocheux. Au plus lointain, sur base de l’analyse de la céramique et de la datation radiocarbone, deux moments néolithiques se dessinent, l’un entre 4300 et 4200, l’autre entre 4000 et 3800 av. J-C. Les traces laissées par les populations du premier les rattachent à l’aire culturelle dite de Bischheim occidental, celles du second à l’aire de Michelsberg. En d’autres termes, on y relève des caractéristiques communes à celles dont témoignent les sites qui servent de référence, localisés respectivement en Alsace et en Bade-Wurtemberg. En céramique, par exemple, l’utilisation du quartz comme dégraissant est considérée comme un indice relevant du Michelsberg de la Rhénanie et du nord de la Belgique. « L’interprétation du site de Pont-de-Bonne, soulignent Emmanuel Delye (CAHC) et Laurence Burnez-Lanotte (Université de Namur), participe à une meilleure compréhension des rapports chronoculturels complexes entre des entités qui effectuent la transition du néolithique moyen I et II en bassin parisien vers le néolithique des régions rhénanes » . Sans finalisme outrancier, il est permis de relever la concordance entre ce constat et la future vocation de « pays d’entre-deux » de l’espace belge…

   Les néolithiques de Pont-de-Bonne ont été confrontés à des difficultés d’approvisionnement en matière première, à la différence de ceux des sites du Hainaut proches des exploitations de silex. Si l’industrie lithique locale n’a pratiquement pas produit de tranchets et d’outils polis, c’est peut-être parce que les blocs de silex disponibles ne le permettaient guère. Les outils osseux comme les poinçons et les ciseaux, en revanche, abondent. Par rapport à d’autres implantations, le sol a aussi livré des quantités relativement importantes de grattoirs, d’armatures de flèches ou de perçoirs.

   Avec les Condruses de la fin du second âge du fer, peu avant la conquête romaine (culture de La Tène finale), l’éperon calcaire reçoit sa première fortification, étendue sur quatre hectares, avec une seule porte d’accès et constituée de matériaux trouvés sur place pour l’essentiel. Les archéologues y reconnaissent le typique murus gallicus à poutrage interne cloué, dont on trouve des équivalents à Rouveroy et à Lompret. Jules César le décrira en ces termes dans son récit du siège d’Avaricum (Bourges): « Telle est à peu près la forme des murailles dans toute la Gaule: à la distance régulière de deux pieds, on pose sur leur longueur des poutres d’une seule pièce; on les assujettit intérieurement entre elles, et on les revêt de terre foulée. Sur le devant, on garnit de grosses pierres les intervalles dont nous avons parlé. Ce rang ainsi disposé et bien lié, on en met un second en conservant le même espace, de manière que les poutres ne se touchent pas, mais que, dans la construction, elles se tiennent à une distance uniforme, un rang de pierres entre chacune. Tout l’ouvrage se continue ainsi, jusqu’à ce que le mur ait atteint la hauteur convenable » [2].

   Destiné à défendre la partie qui n’est pas naturellement protégée par les versants abrupts, l’ouvrage celtique a-t-il gardé du service à l’époque gallo-romaine ? Ouvert sur une plaine, il est relié par un chemin d’accès à la grande voie Metz-Arlon-Tongres qui traverse Modave du sud vers le nord. Mais en dépit de cette position clé, le travail archéologique conduit à envisager un abandon précoce. Attesté par la présence de nombreux charbons de bois et de pierres éclatées, un incendie a en effet ravagé la place forte et en particulier sa porte. La guerre des Gaules n’y est peut-être pas étrangère. On sait qu’en 55 av. J-C, le futur imperator a mené campagne contre deux tribus germaniques arrivées sur les territoires voisins des Eburons et des Condruses. Et celui des Eburons a été ravagé en 53. « L’analyse des coupes stratigraphiques des trous de poteaux montre clairement que les pieux ont été volontairement extraits de leur fosse, probablement après l’incendie de la porte, et leurs fosses ont ensuite été colmatées par des pierres et du sédiment environnant afin d’empêcher toute reconstruction » , écrit Emmanuel Delye. L’usage autochtone de désigner le lieu sous le nom de « camp romain » est en tout cas dénué de fondement.

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Le mur médiéval à l’entrée du site lors de la campgne de fouilles 2004. (Source: E. Delye, CAHC, commune de Modave)

   Après le délaissement du murus gallicus, il faut attendre près de mille ans pour que s’ouvre sur le site un nouveau chapitre stratégique. Ce qui s’est passé pendant ce long intervalle ne nous est pas connu. A la fin de la période carolingienne (deu- xième moitié du IXè – Xè siècle), de nouvelles fortifications s’élèvent, avec une porte délimitée par deux murs distants de plus de sept mètres (peut-être rapprochés par la suite), des bastions (agrandis plus tard), une tour-porche de plusieurs étages, peut-être un poste de garde. L’analyse des mortiers utilisés a révélé la présence de kaolinite, qui en dit long sur le savoir-faire des maçons médiévaux. Par comparaison avec les recherches menées notamment sur les constructions du port de Gênes (XVè siècle), on peut en effet formuler l’hypothèse qu’il y a eu adjonction de kaolin cuit aux mortiers de chaux dolomitique en raison de sa qualité de liant hydraulique. Ainsi le dispositif a-t-il offert une grande résistance aux agents corrosifs pendant plusieurs siècles. « Sans doute conscients de la relative moindre qualité du liant calcaire dans l’environnement qui était le leur » , observent les spécialistes, les concepteurs et les bâtisseurs « l’ont volontairement panaché avec de la terre et d’autres éléments (kaolinite) afin d’en pallier les lacunes » .

   Curieusement, aucun document écrit contemporain ne fait état de Pont-de-Bonne. Sans qu’on puisse trancher définitivement dans l’état actuel des fouilles, cette discrétion pourrait s’expliquer par l’existence d’un propriétaire ne figurant pas au rang des « puissants » (seigneurs, ordres religieux…) L’absence ou la quasi-absence d’indicateurs aristocratiques tels que la chasse au gibier ou une céramique autre que locale (bien que près de 1000 tessons aient été mis au jour) tendent à confirmer qu’on pourrait se trouver en présence d’un ensemble fortifié d’origine communautaire. Nul besoin, pour ériger des défenses, d’avoir un statut social élevé: l’occupation et l’aménagement du rocher, envisage Michel De Waha (Université libre de Bruxelles), seraient alors liés à un groupe familial ou réunissant plusieurs familles « comme dans le cas des fortifications rurales connues en Italie avant même le début de l’incastellamento » . Ce qui implique, soit dit en passant, une ample diffusion dans le corps social des compétences techniques et de la capacité d’organisation requises dans le cas présent. Et l’historien de mettre en garde: « Les notions de « seigneurie » , de « ban » , les conceptions plus générales et fortement teintées d’idéologie de « féodalité » , d’ « oppression seigneuriale » , de « pratiques moyenâgeuses » oblitèrent à des niveaux différents l’idée de l’existence de communautés rurales plus ou moins fortes et, en conséquence, de fortifications collectives autres qu’urbaines » .

   Abandonnées sans avoir été détruites dès le IXè-Xè siècles (les fragments de mobilier retrouvés n’étant pas postérieurs), les fortifs médiévales ont résisté grâce à leur solidité et à leur enfouissement, tout en procurant un couvercle protecteur à celles de l’époque gauloise. Au XXIè siècle, la consolidation de ces vestiges est devenue un véritable défi. Le « vrai Condroz » , ainsi que la région est appelée, ne pourra laisser dépérir ce rare héritage de son plus lointain passé.

P.V.

[1] « Les fortifications celtique et carolingienne du rocher du Vieux-Château à Pont-de-Bonne (Modave, Belgique) » , dir. Emmanuel Delye, dans Bulletin du Cercle archéologique Hesbaye-Condroz, t. XXXII, 2016, 164 pp. http://www.cahc.eu, rue de l’Hôpital 1, 4540 Amay.

[2] Commentaires sur la guerre des Gaules, livre VII, 23, trad. coll. M. Nisard.

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