
Même si l’encyclopédie Larousse en ligne n’en doute pas, la naissance de Godefroi de Bouillon à Baisy (aujourd’hui Baisy-Thy, commune de Genappe), affirmée fièrement par une stèle commémorative dans l’église locale, est plus que sujette à caution pour les médiévistes. Selon Philippe Annaert, à la suite de Georges Despy, il faut y voir « une construction délibérée des nouveaux ducs de Brabant pour s’offrir à peu de frais une illustre généalogie en intégrant à leur lignée à la fois le pseudo « roi » de Jérusalem et sa sainte mère, Ide de Boulogne » [1]. Au XIXè siècle, quand triomphait l’histoire nationaliste et romantique, la question fit l’objet de querelles homériques entre érudits français tenant pour Boulogne, dont les comtes détenaient les terres genappiennes en alleu, et leurs collègues belges soutenant mordicus une origine brabançonne. « N’ayant aucun goût pour les horions, il nous répugne de trancher en aussi périlleuse matière » , écrivait encore Pierre Aubé dans sa biographie de Godefroi publiée il y a un peu plus de trente ans [2]!
Ce qui peut être en revanche affirmé sans réserve – et sans risque –, c’est l’influence exercée sur le passé baisythois par le duc de Basse-Lotharingie et sa participation, avec ses frères Baudouin et Eustache, à la première croisade. L’article du premier auteur précité, qui est chef de travaux aux Archives de l’Etat à Saint-Hubert, l’illustre en même temps que la manière dont peuvent, dès le Moyen Age, interagir les destinées de régions aussi éloignées pour l’époque que l’Ardenne et le Roman Païs brabançon (sans même parler du marquisat d’Anvers qui a également échu à Godefroi).
Tout commence par un don fait en 1084 de l’église de Baisy à l’abbaye de Saint-Hubert, en plein essor autour du tombeau de l’évêque évangélisateur de la Belgique orientale. La tradition voudra que le généreux donateur ait été le futur libérateur de la Ville sainte himself, mais elle est ici aussi contredite. L’acte, en effet, n’a pu être posé que par sa mère, alors encore détentrice du bien. En outre, il s’est sans doute agi, à l’instar de la cession du duché de Bouillon à l’évêque de Liège, d’une vente, ici déguisée, pour financer la croisade. Les abbayes d’Affligem, de Nivelles et de Munsterbilzen ont également été acquéreuses dans les mêmes circonstances.
Outre le patronage de la cure de Baisy, l’abbaye ardennaise pourra exploiter 30 bonniers de terres (autour de 30 hectares ?) ainsi qu’un moulin et une dizaine de jardins. Elle percevra en outre des fractions de produits agricoles (dîmes) dans une vingtaine de lieux-dits environnants. Ce patrimoine non négligeable est inventorié dans une bulle du pape Alexandre III datée du 15 février 1178. Et pourtant, relève Philippe Annaert, « la suite des événements montrera que les droits de l’abbaye sur l’église de Baisy n’étaient pas très clairement établis et que plusieurs arbitrages seront nécessaires pour arriver à clarifier la situation » . Ce sera notamment le cas quand un « conflit frontalier » opposera Saint-Hubert et la puissante abbaye de Villers.
Est-ce la lassitude due aux litiges ou simplement la distance qui décide les religieux hubertins à vendre ou arrenter Baisy ? Dès le milieu du XIIè siècle, en tout cas, il semble bien qu’ils ont fait des offres à l’abbaye d’Affligem et à son prieuré de Basse-Wavre. Cette option n’est toutefois plus à l’ordre du jour quand un accord intervient, en 1189, avec l’ordre des hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem (futur ordre souverain de Malte). C’est l’époque où ses frères multiplient les implantations en Europe, poussés au repli alors qu’une grande partie du royaume latin du Levant retombe sous domination musulmane. Pourtant, la vente conclue entre l’abbé de Saint-Hubert Jean II et le frère Jean, maître de la maison de Montjoie établie près de Huy, est rapidement contestée à son tour. Au tout début du XIIIè siècle, on voit le supérieur bénédictin négocier avec le duc de Brabant Henri Ier à propos de l’église de Baisy. Les chevaliers souverains n’ont-ils plus rien à dire ? En 1212, en tout cas, ils renoncent moyennant quelques dédommagements, deux commissions de canonistes de Cologne et de Liège ayant conclu à l’invalidité de la vente réalisée une vingtaine d’années auparavant.
Au milieu du XIIIè siècle, nouveau tournant. Après que deux nobles locaux, Daniel de Genappe et Nicolas de Mézières, aient pris certains des biens à ferme, c’est l’abbaye d’Aywières qui vient « débarrasser » le monastère de sa possession encombrante. Il s’agit d’une jeune communauté cistercienne qui doit son nom aux Awirs (Flémalle) où s’est formé son noyau initial avant qu’elle aille prendre racine en Brabant, à Lillois (Braine-l’Alleud) d’abord, puis à Couture-Saint-Germain (Lasne) en 1214. C’est l’époque du grand rayonnement spirituel de l’établissement, marqué par la figure de sainte Lutgarde de Tongres, une des premières propagatrices de la dévotion au Sacré Cœur. Une époque aussi où les abbesses ont droit de seigneurie sur de nombreux villages des environs: du grain à moudre pour les praticiens de l’histoire genrée… Comme les possessions des religieuses s’accroissent autour de leur nouveau centre de gravité, l’idée s’impose d’un deal avec Saint-Hubert, où chacun se dessaisirait de ses propriétés éloignées. L’affaire est conclue en 1254 entre l’abbé Albert III et l’abbesse Béatrice: les moniales cèdent une partie de leurs biens, droits et dîmes liégeois d’Abée (Tinlot), de ses dépendances et de Haneffe (Donceel) aux bénédictins, lesquels leur abandonnent la terre de Baisy.
Depuis la « donation » de la bienheureuse Ide de Boulogne, 170 ans se sont écoulés avant de parvenir à cette transaction qui scelle durablement le sort de la paroisse. Philippe Annaert avance prudemment que ce dernier changement de main a pu comporter au moins un avantage pour les habitants: celui de « leur donner un maître plus proche et peut-être plus compréhensif en cas de mauvaise récolte » .
P.V.
[1] Philippe ANNAERT, « La paroisse de Baisy et les abbayes d’Aywières et de Saint-Hubert d’Ardenne au Moyen Age » , dans Revue d’histoire du Brabant wallon. Religion, patrimoine, société, t. 30, fasc. 4, Wavre, Comité d’histoire religieuse du Brabant wallon, oct.-déc. 2016, pp. 276-291.
https://sites.google.com/site/chirelbw2/matiere-2-annonce/rhrbw,
place Quetelet 1/24, 1210 Bruxelles.
[2] Godefroy de Bouillon, Paris, Fayard, 1985, p. 31.