Société « secrète » , « quasi secrète » ou « discrète » , selon les approches, la franc-maçonnerie a longtemps justifié cette posture par son caractère minoritaire et réprouvé dans les pays catholiques et aussi certains pays protestants. Mais comment expliquer le maintien de cette opacité dans nos sociétés largement laïcisées ? Pourquoi ne voit-on jamais les frères défiler au grand jour, comme il était courant au XVIIIè siècle dans la Grande-Bretagne qui fut leur berceau ?
A ce confinement délibéré dans les murs du temple, il a pourtant été très tôt dérogé en une circonstance bien précise: quand la mort frappait à la porte. Les manifestations publiques auxquelles celle-ci a donné lieu au cours du XIXè siècle retiennent particulièrement l’attention dans l’étude que Jeffrey Tyssens (Vrije Universiteit Brussel) vient de consacrer aux « brèches » de l’association initiatique [1].
On y mesure l’importance prise par les funérailles civiles, celles des célébrités surtout, seuls et uniques événements au cours desquels les loges se livrent à des démonstrations au grand jour, tabliers et accessoires inclus, à l’anglo-saxonne, sans que les membres se soucient d’être reconnus. Il s’agit, souligne l’historien, de « l’occasion par excellence d’exprimer une appartenance idéologique autre que la catholique d’une manière visible » . Si l’office des défunts est depuis belle lurette refusé par les prêtres aux maçons non repentis, ceux-ci font de plus en plus connaître eux-mêmes, à partir des années 1850, leur choix de mourir sans absolution et d’aller à leur dernière demeure sans passer par l’église. L’enterrement du grand maître du Grand Orient de Belgique Pierre-Théodore Verhaegen en 1862 fait, à cet égard, figure de moment iconique. L’image de centaines d’adeptes de Bruxelles et d’autres villes suivant le cercueil en grands ornements a de quoi marquer durablement les esprits. C’est d’ailleurs le but.
Avec le temps toutefois, les obsèques civiles se banalisant, ce mode d’investissement de l’espace public finit par se raréfier. Demeure en revanche l’autre vecteur offert au message à chaque nouveau départ pour l’Orient éternel: l’art funéraire. S’il faut souvent un œil expérimenté pour déceler les symboles maçonniques véritables dans le tissu urbain, ils affleurent par contre dans les cimetières. L’inauguration des monuments peut même donner lieu à des rassemblements, comme ce sera le cas pour le nouveau tombeau de Verhaegen en 1883, les participants veillant toutefois à préserver leur anonymat.

Les symboles sont à coup sûr ce que le grand public « profane » connaît le mieux des loges. Mais encore faut-il les décrypter… Comment, dans le contexte du temps, arborer la tête de mort et en faire usage au cours des initiations sans prêter le flanc à des assimilations avec le satanisme ? Elles ont cours effectivement, entre autres mais pas seulement dans le registre satirique. Jeffrey Tyssens évoque à cet égard la Lettre de Satan aux francs-maçons suivie d’une réponse à Satan, publiée anonymement en 1825 par le publiciste Victor-Amédée Waille, un Français disciple de Lamennais qui a vécu un temps en Belgique. On n’est pas loin des Screwtape Letters dans lesquelles Clive Staples Lewis, au siècle suivant (en 1942), imaginera avec humour les conseils épistolaires d’un haut gradé de la bureaucratie de l’enfer à un apprenti tentateur. Même quand il ne sera généralement plus considéré comme le marqueur d’une secte démoniaque, le motif du crâne associé à la franc-maçonnerie restera des plus populaires, comme l’équerre et le compas.
Mais la divulgation de ces instruments comme du contenu des rituels ne paraît pas préoccuper les obédiences outre mesure. Le secret y est en revanche bien gardé, surtout dans les époques de grandes tensions avec le monde extérieur, sur les noms des membres ainsi que sur les comptes rendus et les documents internes. La discipline est huilée, transmise de manière solennelle aux nouveaux venus, avec au besoin des enquêtes de nature à dissuader ceux qui ne la respecteraient pas. Quand fuites il y a, ce ne sont généralement pas des maçons qui ont vendu la mèche, mais plutôt des témoins appartenant au personnel domestique. Rares sont les cas d’investigations policières, comme à la loge Le Septentrion à Gand en 1884, où seul le logement du concierge semble avoir été fouillé, à la suite de rumeurs faisant état d’un coup de feu tiré contre le local du Cercle catholique gantois. L’incident, survenu au lendemain des élections qui ont fait reléguer les libéraux dans l’opposition, provoque une véritable onde de choc parmi les libres penseurs locaux.
La presse est-elle plus encline à rechercher informations et indiscrétions ? On en voit surtout les limites, comme dans les collections du Bulletin antimaçonnique, qui paraît jusqu’en 1914 et reprend les thèses connues, ou encore dans ce numéro spécial du Vlaamsche Patriot, homologue flamand du Patriote illustré, daté du 27 juillet 1890, ainsi que dans ses quelques retours ultérieurs sur le sujet. L’accent y est mis sur les images, notamment celle du temple égyptomane de la rue du Persil à Bruxelles, représenté en couverture. Le propos est outré et le ton virulent, autant que dans les journaux contemporains de toutes tendances, mais en fait de révélations, la rédaction n’a mis la main que sur une série de menus maçonniques, où des noms sont mentionnés, et sur le diplôme maçonnique du député libéral bruxellois Gustave Washer. Pas de quoi susciter une grande émotion dans les ateliers.
Les brèches s’avèrent plus redoutables quand, au début du XIXè siècle surtout, elles suscitent de véritables pratiques de charivari. La loge L’Accord parfait à Lokeren est ainsi éventée et plus ou moins assaillie en 1816 par le clergé local et quelques fidèles, des dames en majorité. Un banquet organisé par la loge L’Aurore pour fêter son nouveau temple à Audenarde subit un sort comparable en 1827. Après la Révolution de 1789 et ses contagions, « l’association faite dans toutes sortes de publications entre franc-maçonnerie et subversion a placé en tout cas les loges sous un jour politique négatif » , relève le chercheur à la VUB. Ajoutons qu’on ne se trouve qu’à une vingtaine ou une trentaine d’années du régime qui, dans la Belgique annexée à la République française, a supprimé les ordres religieux et confisqué leurs biens, arrêté et déporté des centaines de prêtres non assermentés, fermé l’Université de Louvain, enlevé les crucifix et les madones des lieux publics, transformé des églises en casernes, en lieux de divertissement ou en temples dédiés à l’Etre suprême… Tout ceci faisant suite de peu à la pluie des ordonnances destinées à assujettir l’Eglise ou étriquer ses libertés dans les anciens Pays-Bas méridionaux sous Joseph II, le despote éclairé par les Lumières, protecteur de l’Ordre même s’il n’en fit pas partie.
Toujours et plus que jamais confrontées au clergé, les loges vont constituer, dans le jeune Etat belge, la véritable colonne vertébrale du parti libéral. Rompant avec la discrétion des débuts sur les questions touchant à la Cité, elles s’inscriront délibérément dans le clivage entre catholiques et anticléricaux, assumant d’être héritières des politiques antireligieuses de la fin du XVIIIè siècle. Elles combattront et seront combattues sur ce terrain.
P.V.
[1] « De kieren van de tempelpoort. Negentiende-eeuwse vrijmetselaarsloges tussen geheim, divulgatie en angst » , dans Tijd-Schrift. Heemkunde en lokaal-erfgoedpraktijk in Vlaanderen, jaargang 7, n° 2, Mechelen, 2017, pp. 56-73, https://www.heemkunde-vlaanderen.be/images/TS_nr2_17_art4_Tyssen_proef4-1.pdf (en libre accès)