
Devenu un lieu mémorial, muséal et culturel, le site du charbonnage du Bois du Cazier à Marcinelle doit sa réhabilitation, entreprise trente ans après sa fermeture en 1967, à la catastrophe dont il fut le théâtre le 8 août 1956. Dans cette tragédie qui coûta la vie à 262 mineurs, Thierry Demet, auteur du guide Badeaux consacré à notre industrie houillère, voit « le reflet d’une imprévoyance coupable en matière de sécurité et du maintien d’installations obsolètes » [1]. On ne saurait mieux dire. Mais au-delà des causes immédiates, liées à une conception de la rentabilité à courte vue, d’autres plongent leurs racines plus loin, notamment dans la poursuite d’un dimensionnement toujours accru des sociétés au fil du temps et dans l’éloignement qui en résulte entre décideurs et exécutants.
Pour le bassin carolorégien, qui s’étend d’Anderlues à Farciennes et à la Basse-Sambre namuroise, l’histoire commence petitement, comme ailleurs du reste. La plus ancienne source écrite faisant état d’exploitations date du XIIè siècle et concerne celles que l’abbaye de Lobbes partage à Gilly avec la seigneurie de Fontaine-l’Evêque. Mais les mines artisanales à ciel ouvert (ou cayats) sont légion dans le pays. A partir du XVIIIè siècle, la ressource monte en puissance avec le développement d’industries qui doivent s’en alimenter, principalement celles du fer et du verre. Des connexions, déjà, s’établissent entre les deux types d’activité. Aux Hauchies, à la limite de Couillet et de Marcinelle, Paul Huart-Chapel suit de quelques mois John Cockerill en maîtrisant, dès 1827, la production de fonte au coke. Ses bailleurs de fonds Pierre-Joseph Fontaine-Spitaels et Paul Henrard s’empressent de l’imiter en équipant à Couillet des hauts-fourneaux et des fours à coke. En provinces de Hainaut comme de Liège, l’envol charbonnier et le démarrage sidérurgique ont partie liée.
Entre 1770 et 1830, les fosses en activité dans le Pays noir passent de 32 à 128. Entre 1830 et 1847, le nombre de tonnes extraites fait plus que tripler (de 500.000 à 1,7 million). Les grandes familles pionnières ne tardent toutefois pas à devoir affronter la concurrence des concentrations, à moins d’y être elles-mêmes absorbées. Endettées pour investir dans les équipements, les petites unités attirent des groupes industriels et financiers désireux de garantir l’approvisionnement de leurs usines en combustibles. « En échange d’argent frais ou d’une remise de dettes, résume Thierry Demet, ils les transforment en sociétés anonymes dont ils se réservent une partie significative du capital » (p. 53). C’est la voie suivie notamment par le Bois du Cazier, de taille modeste au départ, creusé dans une terre détenue au début du XIXè siècle par Eulalie Desmanet de Biesme, héritière du baron Jean-Baptiste de Cazier mort sans descendance. La première société sera créée sous le simple empire de la nécessité d’acheter une machine d’exhaure (1861).
A plus grande échelle, l’intégration des puits et de leur aval, la métallurgie surtout, est un cheval de bataille de la Société générale, créée « pour favoriser l’industrie nationale » , et de sa filiale la Société de commerce. Sous leur houlette financière, les établissements des familles Huart-Chapel et Fontaine-Spitaels fusionnent en 1836, devenant les Charbonnages, usines et hauts-fourneaux de Marcinelle et Couillet. Hauts-fourneaux, laminoir, charbonnages et atelier de construction de machines sont mis en interdépendance afin d’augmenter les capacités, de mieux maîtriser les coûts et de faire face aux variations de conjoncture. Le complexe métallurgique, séparé du minier en 1906, rejoindra le groupe Hainaut-Sambre en 1955. La Société générale chapeaute de même l’association des maîtres de forges Léon et Pierre Willmar et du propriétaire du charbonnage du Gouffre Jean-Baptiste Gendebien au sein des Hauts-fourneaux, usines et charbonnages de Châtelineau, en 1836 également.
Parallèlement, la Générale opère dans des regroupements à caractère homogène, le plus durable étant celui des Charbonnages de Monceau-Fontaine, toujours en 1836, à partir de l’ancienne société fondée par un seigneur local, Charles-Alexandre de Gavre, avec des exploitants de cayats. L’ensemble s’agrandit par une série d’annexions au fil des décennies. En 1939, il produit avec la s.a. des Charbonnages du Nord de Charleroi 7 % du charbon belge [2]. Les deux sociétés fusionneront après la Seconde Guerre mondiale, période qui verra quelque 80 % de la production charbonnière nationale se trouver dans les mains de holdings.
Le recul des entreprises familiales ou liées à des petits groupes au profit des grands ensembles, anonymes comme leur qualification juridique, engendre de nouvelles formes de (non-)relations humaines en leur sein. Emile Zola s’en fait l’écho quand, au début de Germinal (1885), le vieux mineur Bonnemort répond à au jeune Lantier qui lui a demandé à qui appartient la mine: « A qui tout ça ?… On n’en sait rien. A des gens » [3]. L’absence de transparence et la disparition du contact personnel entre patrons et ouvriers avivent encore un peu plus les sentiments de défiance ou de révolte liés aux conditions de travail pénibles, périlleuses parfois, sanitairement déplorables toujours, et à la piètre vie matérielle dans les habitats ouvriers sans âme s’étirant sous la fumée des zones minières. Et pourtant, même avant les progrès réalisés à partir de la fin du XIXè siècle en matière de sécurité, de salaires, d’humanisation, de bien-être, d’instruction, de loisirs…, l’ingénieur Pierre Demart, qui a parcouru tous les échelons de la hiérarchie au charbonnage de Noirchain (Frameries), observe que les hommes usés par la lutte pour le pain quotidien pouvaient exprimer une joie de vivre inattendue, « en chantant, en riant, avec une résignation, un fatalisme, qui, aujourd’hui, nous surprend » [4].
En terres carolorégiennes – et wallonnes –, le point final à l’aventure houillère est mis en 1984 avec la fermeture du puits Sainte-Catherine du Roton à Farciennes (en Flandre, le charbonnage de Zolder au Limbourg « tiendra » jusqu’en 1992). La famille propriétaire de la concession depuis 1834 est ici restée présente au sein du conseil d’administration jusqu’à la fin. Mais quand l’exploitation rend sa dernière berline, malgré un riche gisement en anthracite et des investissements massifs de renouvellement, elle a cessé d’être rentable et vit d’aides publiques depuis déjà près d’un quart de siècle! Maintien de l’emploi ou reconversion, éternel dilemme…
P.V.
[1] Sur les traces du diamant noir. Histoire du bassin minier franco-belge, Bruxelles, Badeaux, 2016, 645 pp., citation p. 496. – Cfr aussi Francis GROFF, Au cœur du charbon. Histoire des mines et des mineurs en Belgique, Jamioulx, Acacia, 2013, 120 pp.
[2] « Charbonnage de Monceau Fontaine » (2012, éd. rev. 2017), dans https://fr.wikipedia.org/wiki/Charbonnage_de_Monceau_Fontaine.
[3] 1ère part., I.
[4] A la lueur de mon quinquet, 1951, cité in Achille DELATTRE, éd., A la gloire du mineur (anthologie), Cuesmes, Impricoop, 1958, p. 187.
Nous pouvons être fiers de ce passé glorieux. Certes les conditions de travail étaient très rudes, les technologies étaient bien plus rudimentaires qu’aujourd’hui, mais elles étaient le plus souvent à la pointe ( la catastrophe du Bois du Cazier est vraiment marquée par une fatalité incroyable!). J’ose penser que cette période nous a apporté une vraie prospérité.
J’ai une pensée pour mes lointains ancêtres fondateurs du Bois du Luc ( Auger Pourbaix, 1685)
Pour information, les allemands sortiront définitivement du charbon (pas du tout du lignite!) en 2018. Ils ont fait le choix, sans doute judicieux, d’une fermeture toute en douceur (largement subsidiée) sur 50 ans!
Merci pour votre blog passionnant.
Au plaisir de vous lire en 2018
J’aimeJ’aime
Merci pour ces remarques judicieuses et pour votre intérêt.
J’aimeJ’aime