La servante Jeanne Servais a-t-elle volé son maître Jacques Burlet récemment décédé ? Les frères Burlet en sont convaincus et la haute cour de Namur (l’échevinage) leur donne raison en août 1716, condamnant Jeanne à trois mois de prison et au bannissement perpétuel. A la suite de ce jugement, deux appels partent vers la principale instance judiciaire du comté, à savoir le conseil provincial de Namur. L’un provient de la condamnée qui conteste la peine, l’autre du maïeur Jean-François d’Hinslin, poursuivant, qui l’estime trop légère. Résultat, en mars 1717 après compléments d’enquête: acquittement de la Servais et condamnation du maire aux frais de procédures. Celui-ci, on s’en doute, la trouve saumâtre et, soutenu par la haute cour, contre-attaque en interjetant cette fois devant le Grand Conseil de Malines, la juridiction suprême des Pays-Bas habsbourgeois (une des deux principales composantes de la future Belgique, l’autre étant la principauté de Liège). d’Hinslin y obtient que son appel suspende la mise en liberté de la domestique, réclamée par le conseil provincial. Le conflit reprend alors l’ascenseur pour monter cette fois jusqu’à l’empereur Charles VI. Celui-ci met en question la compétence de Malines en matière d’appel. Et les conseillers de faire la sourde oreille. Les frères Burlet, condamnés aux frais de procédure, viennent à leur tour en appel devant le Grand Conseil, lequel pour le coup… redevient compétent aux yeux du gouvernement.
A la lecture de ce cas, exposé par Marc Ronvaux (Université catholique de Louvain) [1], beaucoup se diront sans doute que le démon de la complication institutionnelle a sévi sous nos cieux bien avant le XXè siècle! Même au seul échelon local, les conflits et imbroglios entre autorités sévissent. Toujours à Namur, l’autorité communale (ou magistrat urbain), agissant comme haute cour, s’attrape régulièrement avec le conseil en matière fiscale ou de police. « En 1725 par exemple, quand il s’agit d’autoriser ou non une troupe des comédiens italiens à donner en ville quelques représentations, le magistrat les interdit et fait arrêter les directeurs de la troupe, le conseil au contraire les fait libérer de force et l’affaire remonte au Grand Conseil de Malines, qui finit par autoriser la pièce » .

Des plus utiles quand il s’agit d’arbitrer entre acteurs subalternes, l’existence d’une cour supérieure de justice est aussi liée à une volonté centralisatrice à l’œuvre depuis l’époque des ducs de Bourgogne. Le degré d’appel, seul et unique au-delà du conseil, limite de facto l’autorité des juridictions locales en matières civiles, comme le fait le droit de grâce en matières criminelles. Dès 1504, par une ordonnance de Philippe le Beau, le Grand Conseil siège dans la Schepenhuis (Maison échevinale) de Malines. Mais son ressort est à géométrie variable: les conseils de Hainaut et de Brabant lui échappent dès 1515, alors que ce ne sera pas le cas pour ceux de Flandre et de Namur. Les troubles du XVIè siècle et les guerres du XVIIè ne manquent pas, en outre, de perturber le fonctionnement, jusqu’à des périodes d’exil, du « dernier étage » . En pratique, le recours à celui-ci semble être surtout le fait de grandes familles et pour leurs intérêts patrimoniaux, si on se base sur l’inventaire – encore partiel – des dossiers de procès namurois. Mais les hauts magistrats jugent aussi, en première et dernière instance, les princes de sang, membres de la cour, fonctionnaires et autres personnages ou organes importants ainsi que des cas réservés au Souverain.
S’ils se plaignent d’être mal payés alors qu’ils ont dû acheter leur charge (vénalité) et qu’ils se voient imposer une taxe spécifique (la médianate) – tout en bénéficiant d’exemptions fiscales, quand même –, les conseillers ont l’avantage d’être nommés dans des conditions qui garantissent une certaine indépendance. Pour eux comme pour l’avocat fiscal (avocat du Souverain) et pour les greffiers, le gouverneur général des Pays-Bas, représentant l’Empereur, est tenu de choisir un des trois candidats proposés par le Grand Conseil. Parmi les conditions à remplir – être autochtone, être diplômé en droit civil et droit canon… –, on retrouve une constante belge par excellence: « La langue usuelle du Grand Conseil est le français, écrit l’historien, mais les causes venant de Flandre sont traitées en flamand, ce qui nécessite un certain nombre de rapporteurs bilingues; la connaissance de l’allemand est aussi nécessaire pour une part des causes luxembourgeoises » . A noter aussi l’attention des Etats provinciaux à ce que leur pays soit représenté. Ainsi ceux du comté de Namur, moins bien loti que la Flandre et le Brabant, insistent-ils avec succès auprès du gouverneur, en 1696 et 1699, pour qu’il nomme un de leurs membres, Henri Chabotteau, « arguant de la nécessité d’un juriste expérimenté dans les pratiques et coutumes de Namur » . Les équilibres géographiques ont cessé toutefois d’être un critère impératif dans la procédure depuis une ordonnance de 1559.

Ceci dit, le trend centralisateur ne s’avère pas toujours irrésistible. Namur a pu mettre un frein à l’emprise du Grand Conseil en préservant, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, la compétence du conseil provincial comme instance d’appel des jugements de l’ensemble des cours du comté… quitte à voir sa propre primauté contestée par ces dernières! De même, le conflit entre les prérogatives locales et centrale quant au droit de nomination des notaires est tranché, en 1739 et 1764, contre le Grand Conseil et en faveur des provinces de Flandre, de Namur et de Luxembourg.
Ce n’est pas là la seule des vicissitudes qu’on aura à déplorer dans la cité archiépiscopale. Le déclin d’activité est patent au cours du XVIIè et surtout du XVIIIè siècle. Le nombre des sentences étendues, où sont fournis tous les éléments du litige en plus de la décision, finit par se réduire à une dizaine par décennie contre 1400 à 1500 au milieu du XVIè siècle. Aux provinces déjà affranchies de la sujétion se sont ajoutées les terres dites « de débat » (disputées entre les comtés de Hainaut et de Flandre) sous Marie-Thérèse, puis le Luxembourg et Tournai sous Joseph II. Il ne restera plus à ce dernier qu’à donner le coup de grâce, ce qui sera fait dans le cadre de la réforme judiciaire du 1er janvier 1787. Après la première restauration autrichienne qui permettra un éphémère rétablissement, la seconde invasion française mettra le point final. Un nouveau système se profilera à l’horizon, plus rationnel mais aussi moins tempéré par ses divergences internes et la possibilité qu’elles offraient aux justiciables de les exploiter en fonction de leurs intérêts.
P.V.
[1] « Le Grand Conseil de Malines et le droit ancien namurois » , dans Cahiers de Sambre et Meuse, n° 4, Wierde (Namur), 2015, pp. 189-212, http://docplayer.fr/46477380-Le-grand-conseil-de-malines-et-le-droit-ancien-namurois.html (en libre accès). Du même auteur, « De gerechtelijke activiteit van de Grote Raad te Mechelen in de 18de eeuw: het voorbeeld van de beroepsprocedures uit Namen » , communication au 22ste Nederlands-Belgisch Rechtshistorisch Colloquium, Maastricht, 16-17 déc. 2016, publiée dans Pro memorie. Bijdragen tot de rechtsgeschiedenis der Nederlanden, jaargang 19, n° 2, 2017, parution annoncée pour février 2018. https://promemorie.verloren.nl/, Uitgeverij Verloren, Torenlaan 25, 1211 JA Hilversum, Nederland.