En décembre 1931, un groupe de 250 entrepreneurs généraux visite le chantier du premier tunnel sous l’Escaut à Anvers, guidé par des collègues mais aussi des ingénieurs représentant des entreprises telles que les Pieux Franki, De Wandre, Melard, Van Hauwaert, Maistriau, Van Overloop… L’initiative, due à l’associatif professionnel et visant à favoriser le transfert des savoirs, est réitérée en 1935, cette fois à Bruxelles, sur le plateau du Heysel où on bâtit le palais des Expositions. Mais les relations entre les métiers de la construction sont loin d’avoir été toujours à aussi beau fixe…
Le secteur a connu une croissance impressionnante. De 21.000 en 1846, le nombre de personnes qui y sont employées est passé à plus de 150.000 en 1937 (de 1,5 à 4,6 % de l’emploi global) et il se sera encore accru de plus de 100.000 unités en 1961. Cette évolution est allée de pair avec l’émergence de la fonction de l’entrepreneur général en tant que gestionnaire de l’organisation et de l’exécution des projets. Une redéfinition et une redistribution des responsabilités entre les différentes compétences concernées en ont résulté. Les architectes ont ainsi cessé d’être impliqués dans tout le processus de la construction, comme c’était encore le cas au début du XIXè siècle, en vertu d’usages séculaires confirmés par le Code civil de 1804. Les tensions liées à ces changements, entre acteurs ainsi qu’entre nouvelles pratiques et cadre légal, constituent un des thèmes les plus récurrents relevés par Jelena Dobbels et Inge Bertels dans leur étude de contenu de la presse spécialisée et des organisations des entrepreneurs [1].
Ceux-ci disposent de structures représentatives dès 1874 et d’une reconnaissance officielle de leur profession en 1947. Lentement mais sûrement, la formation requise et la protection légale des titres des concepteurs d’édifices et aussi des ingénieurs instituent « une distinction claire entre les professions coexistantes » , observent les chercheurs, attachés au département d’ingénierie architecturale de la Vrije Universiteit Brussel. Les ingénieurs partent bons premiers, notamment avec un cursus d’enseignement supérieur dès les années 1830 et la définition en 1929 de neuf grades légaux dont celui d’ingénieur civil architecte. « A cette époque, relèvent les auteurs, le programme de formation et le titre d’architecte n’étaient toujours pas définis légalement, bien que les discussions à ce propos aient démarré dès la seconde moitié du XIXè siècle » . Le souci des représentants de la corporation de maintenir son monopole de la conception et du dessin se heurte à l’opposition des entrepreneurs invoquant l’expérience pratique et la formation sur le tas pour s’opposer à toute limitation de leur territoire. « Qu’on laisse aussi exercer la profession d’architecte par tous ceux qui se sentent capables d’en assumer les charges » , proclame le Bulletin officiel de la Fédération nationale belge du bâtiment et des travaux publics, organe des entrepreneurs, le 15 février 1926. Peine perdue cependant: en 1936 et 1939, le grade, le titre et la profession des descendants de Vitruve sont définis légalement. Leur travail et celui de l’exécution d’un projet de construction ne peuvent plus être accomplis par la même personne ou le même bureau. Les entrepreneurs, du coup, vont se préoccuper sérieusement de leur propre protection, dans un réflexe de défense qui rejoint l’aspiration plus large à spécifier leur identité professionnelle. Ce sera pour l’après-guerre.

En attendant, les carences de la loi laissent la porte ouverte à bon nombre de conflits de responsabilités entre métiers, débouchant parfois sur des poursuites judiciaires. Au XIXè siècle, les experts désignés en pareils cas étant presque exclusivement des architectes ou des géomètres, les entrepreneurs contestent bien évidemment leur aptitude à rendre compte des aspects matériels. Le déminage vient avec l’instauration, d’abord à Bruxelles en 1910, de comités de conciliation et d’arbitrage composés de représentants des différentes spécialités. A partir de 1960, une Association belge des experts les réunit. A fortiori sur les sites d’activités, les opérants sont également condamnés à s’entendre. Les relations apparaissent toutefois plus soutenues entre entrepreneurs et ingénieurs, qui ont moins de motifs de conflits, qu’avec les architectes. Entre les deux premiers, les frontières peuvent se révéler des plus poreuses, comme l’illustre l’itinéraire d’un Pierre Holoffe, ingénieur civil diplômé de la Faculté polytechnique de Mons en 1911, devenu par la suite une figure majeure de l’association nationale des entrepreneurs.
Celle-ci ne se positionne certes pas que sur l’unique sujet des rapports entre gens de la construction. On la voit ainsi, en 1882, s’étonner de ce que des sanctions financières puissent être appliquées quand les travaux ont pris du retard… alors qu’il n’y a pas de bonus quand ils sont terminés avant l’échéance… La prise en compte des mois d’hiver constitue un autre souci. En 1886, par exemple, les porte-parole du secteur obtiennent que le délai d’exécution dans un appel d’offres gouvernemental soit porté de dix à douze mois. L’analyse de périodiques tels que L’Entrepreneur général – anciennement la Chronique des travaux publics, née en 1877 – fait ressortir en outre l’attention croissante portée à la sécurité sur les chantiers. A partir de 1950, chaque numéro du mensuel contient un article consacré à la prévention. A la quantité croissante s’est ajouté le glissement d’un discours négatif, disant ce qu’il faut éviter, à des conseils portant sur ce qu’il convient de faire: assurer des voies d’accès sans obstacles, donner à chaque chose un emplacement fixe, introduire des procédures de contrôle… Les assurances contre les accidents de travail n’ont pas attendu si longtemps. Dans les années 1880, les entrepreneurs de Liège et de Verviers en disposent déjà.
Autre défi: l’avènement de nouvelles spécialisations, comme celle des fournisseurs de matériaux, qui vient bousculer l’organisation de la trinité initiale. Visionnaire à sa manière, la Chronique s’interroge en 1891 sur l’opportunité d’inclure dans les spécifications des futurs bâtiments une clause interdisant l’accès du chantier aux personnes non autorisées. Mais on ne pourra plus longtemps vanter, comme le fait encore un orateur au banquet de la Fédération en 1908, « l’époque des grands travaux, issus de la science de l’ingénieur et du talent de l’architecte que l’entrepreneur concilie par la réalisation » . Sur ce point comme sur d’autres, les pratiques anciennes et nouvelles coexistent au risque de s’affronter. La tradition écrite en matière de cahiers des charges survit à l’imprimé, facteur d’une standardisation pas toujours appliquée en pratique, même à la fin du XIXè siècle. Jelena Dobbels et Inge Bertels y voient « un excellent exemple du contexte de non-simultanéité dans l’industrie de la construction » . Dans leur quête d’une reconnaissance légale, les managers belges s’orienteront vers un compromis entre études et expérience. En Allemagne, celle-ci passe notamment par le compagnonnage, reflet de l’héritage des guildes encore très vivace mais contesté au nom des évolutions technologiques et organisationnelles contemporaines. Maîtrise des outils, adresse personnelle, aptitude à la gestion financière, sens commercial, déontologie: à ceux qui réunissent ces qualités, bienvenue au club! Si on ne parle pas encore des négriers de la construction, il est déjà bien question, dans les années 1930, de se prémunir contre les concurrents sans notoriété qui viennent casser les prix. Entre le qualifié qui réclame une juste rétribution et l’amateur qui se propose pour une bouchée de pain, ce n’est pas la liberté mais bien la régulation qui rend le combat moins inégal.
P.V.
[1] « General contractors on site. Contractors’ discourses on their position and organization, Belgium 1874-1964 », dans Producing Non-Simultaneity. Construction Sites as Places of Progressiveness and Continuity, dir. Christoph Rauhut & Eike-Christian Heine, Abingdon (Oxfordshire, Great Britain) – New York, Routledge, Taylor & Francis Group, 2018, pp. 113-137.