La naissance de Bruges demeure en grande partie nimbée de mystère. Elle n’a pas fini de fournir aux historiens matière à débats, d’autant que s’y greffent les thèses contradictoires des uns et des autres quant à la genèse même des villes. Pas d’antécédents romains ni mérovingiens en tout cas: aussi, à l’encontre de ce qu’on a longtemps cru, est-il improbable que la « municipium Flandrense » dont il est question dans la Vita Eligii, une vie de saint Eloi datée de la seconde moitié du VIIè siècle ou du début du VIIIè, se réfère déjà à Bruges. Oudenburg constitue ici un candidat beaucoup plus crédible, notamment pour avoir été un castellum de l’Antiquité tardive auquel peut, en effet, s’appliquer le terme alors en vigueur de municipium.
Où trouver dès lors la plus ancienne mention de Bruges ? Nombre de travaux de vulgarisation évoquent un texte de 892 [1], mais il semble bien, au vu des éléments rassemblés par Georges Declercq (Vrije Universiteit Brussel et Université libre de Bruxelles), qu’on puisse aujourd’hui reculer le curseur de quelques décennies [2].
La source désormais rétrogradée, contenue dans les Annales vedastini, relation par un moine des événements survenus dans la région, garde néanmoins une importance certaine pour être la première à désigner sous le nom de Flandre (Flandras, Flandris) la zone d’influence du comte Baudouin II et à présenter Bruges (Bruciam ou Bruociam, selon les manuscrits) comme le « chef-lieu » du comté. Y est raconté un conflit survenu entre Baudouin et Odon (ou Eudes), roi de Francie occidentale, autour de la possession de l’abbaye Saint-Vaast à Arras (celle de l’auteur des Annales).
Mais c’est une trentaine ou une quarantaine d’années plus tôt, dans une fourchette que le médiéviste resserre de 853 à 860, qu’apparaît pour la première fois, du moins parmi les écrits parvenus jusqu’à nous, le nom de ce qui sera la grande place marchande de l’Europe au XIVè siècle. On le trouve dans le Brevarium de thesauro sancti Bavonis, un inventaire du trésor de l’église de l’abbaye Saint-Bavon à Gand, dont la plus vieille copie, réalisée au XIIè siècle, est conservée à la cathédrale. Dans ce document est évoquée une croix en or envoyée à Bruges pour être mise à l’abri des invasions normandes et qui n’est pas revenue (« crux illa aurea, que Bruggis fuit ad servandum missa nec postea reversa » ). Il est vraisemblablement fait allusion au pillage de 851, qui a entraîné la désertion du site par les religieux pendant quelques années, et le Brevarium peut sans doute être rattaché à la mission de l’évêque Immon (ou Emmon) de Noyon-Tournai, un des envoyés chargés par le roi de France Charles le Chauve d’inventorier les trésors des églises. Attelé à la tâche à partir de 853, Immon a été tué par les Normands en 859 ou 860.
Parmi les sources ultérieures, mais toujours dans la seconde moitié du IXè siècle, au moins deux types de pièces de monnaie frappées à Bruges – pour s’en tenir au plus certain – peuvent être invoqués. L’un date du même Charles le Chauve et comporte au revers la mention BRVGGAS ou BRVCCAS (864-875). Sur l’autre, émis sous Charles le Simple, figure BRVCCIA, BRVCCA ou BRVICCA (893-894 ou autour de 900). De nombreuses variantes existent cependant et les altérations rendent fréquemment ces deniers carolingiens malaisés à déchiffrer. Il n’empêche qu’avec les indices précédents, ils témoignent du développement d’un centre régional, statut impliquant qu’il soit déjà doté d’une fortification sur le Burg, conçue d’abord pour la défense contre les Normands puis agrandie par les premiers comtes, ainsi que le confirment les données archéologiques.

Pareille extension doit naturellement exercer à la longue une attraction sur les marchands. Leur présence transparaît dans des textes de la quatrième décennie du Xè siècle. C’est le cas pour le Liber Traditionum Antiquus de l’abbaye Saint-Pierre de Gand, composé entre 944 et 946, qui livre le plus ancien nom connu d’un Brugeois, dans une liste de personnes devant payer un cens (une redevance) à la communauté monastique chaque année au jour de la Saint-Martin, soit le 11 novembre. Il s’agit d’un certain Ubilin qui habite « in Brutgis uico » avec ses trois sœurs. Le terme vicus, également appliqué à Anvers, donne à penser qu’il s’agit d’un établissement commercial, par opposition au mot villa qui, dans la même liste, est utilisé quand il s’agit d’un domaine terrien voué aux travaux agricoles.
A la même époque, entre 941 et 946, remonte la correspondance entre le comte de Flandre Arnoul Ier et l’archevêque de Reims relative à la vie et à la translation des reliques d’un des prédécesseurs de ce dernier, saint Donatien (IVè siècle). C’est Baudouin Ier, en fonction de 863 à 879, qui a fait venir lesdites reliques du couvent de Torhout vers sa « capitale » . Dans l’échange des lettres, celle-ci est décrite comme une implantation commerciale dotée d’un port (« ad Brudgias portum » ou « Brugias » dans une copie plus tardive). La mention inaugurale de Bruges comme portus, longtemps située en 1010, doit donc être reculée d’une septantaine d’années, alors que son rayonnement religieux sur la contrée environnante peut être tenu pour avéré dès le troisième tiers du IXè siècle.
Certes, les archives ne nous disent pas quand et comment ont débuté ces centralités politique, économique et spirituelle. Mais tout indique qu’elles sont grosso modo contemporaines de la croissance initiale de la ville et de son baptême scribal. Avant 800, il n’y a que des traces ténues d’activités et d’habitat préurbain. Très loin encore est l’âge d’or qui viendra quand le Zwin fournira un accès direct à la mer.
Au fait, que signifie Bruggia ? Sur ce point, non abordé par le professeur Declercq, il y a aussi place pour bien des conjectures, du scandinave bryggia (embarcadère) au vieux germanique rugja (canal) [3]. Mais c’est une autre histoire…
P.V.
[1] C’est notamment le cas dans l’article « Bruges » de l’Encyclopædia Universalis (USB), Paris, éd. 2018 , dû à Christian Vandermotten (Université libre de Bruxelles).
[2] « De vroegste vermeldingen van de naam Brugge » , dans Handelingen van de Koninklijke Commissie voor toponymie en dialectologie, vol. 89, Bruxelles, déc. 2017, pp. 103-127. http://www.toponymie-dialectologie.be/index.php?p=publicaties-ned, Mombeekdreef 18, 3500 Hasselt.
[3] Histoire et patrimoine des communes de Belgique. Province de Flandre-Occidentale, dir. Omer Vandeputte, Bruxelles, Racine, 2011, p. 56.