« C’est un mythe que les Flamands qui défendaient leur langue sur le front de l’Yser furent implacablement traduits devant des tribunaux militaires francophones » . Tel est le constat de l’historien du droit Jos Monballyu, professeur à la Katholieke Universiteit te Leuven (KULeuven), dans le cadre d’une étude basée sur les dossiers pénaux de la Grande Guerre [1]. Il en ressort que peu nombreux furent les militaires poursuivis pour leur engagement flamand supposé et qu’on ne trouve pas trace d’un quelconque arbitraire judiciaire.
Ce n’est pas le premier travail qui met à rude épreuve des clichés d’autant plus ancrés qu’ils ont fait et font toujours l’objet d’instrumentalisations politiques. A leur critique se sont attelés depuis belle lurette un Lode Wils, de la même université, et plus récemment l’historienne de référence sur 14-18 qu’est Sophie De Schaepdrijver (Pennsylvania State University, Vrije Universiteit Brussel). Celle-ci s’est expliquée, dans un entretien, sur l’origine de sa démarche: « Je suis un produit de la réforme de l’enseignement de l’histoire. Je n’hésite pas à dire que l’histoire fut alors entièrement refondue, et que pendant mes six ans d’enseignement secondaire je n’ai strictement rien appris. Tout ce qu’on m’a enseigné, ce sont ces mythes. Par exemple, que sur l’Yser des soldats flamands mouraient parce qu’ils ne comprenaient pas les ordres donnés en français. J’y croyais dur comme fer, puisqu’on me l’avait répété pendant des années. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je découvris que c’était au fond un mythe – comme il y en avait tant d’autres » [2].
Les vérités factuelles, sur ce point, ont-elles commencé à percoler dans les écoles ? C’est en tout cas ce que préconise, alors qu’approche le centenaire de l’armistice de 1918, un récent ouvrage collectif où sont détaillées des pistes de recherches pour les élèves du secondaire [3]. Les auteurs y mettent notamment en garde contre « l’image des soldats flamands impuissants face aux officiers francophones despotiques » , ainsi que contre la représentation d’un commandement militaire belge qui « aurait inconsidérément joué avec les vies des simples soldats parce que celles-ci avaient peu de valeur aux yeux des officiers » (p. 68).

Le même ouvrage, pour ce qui concerne notre pays, suggère de faire plancher sur la fonction d’apprentissage qu’a exercée la guerre sur une armée sans expérience du combat depuis l’indépendance. L’amélioration du matériel et des arsenaux, le développement de nouvelles missions (mitrailleurs, tireurs d’élite…), la collaboration mieux assurée entre infanterie et artillerie… ont été autant d’acquis rendus possibles en dépit du statisme de la guerre de tranchées. Selon Tom Simoens (Ecole royale militaire, Universiteit Gent), qui a consacré sa thèse de doctorat à la première division d’armée [4], ces transformations furent cependant contrariées par… la stratégie militaire défensive d’Albert Ier et son refus de participer activement aux offensives alliées sur le front occidental. Le Roi, de fait, ne voulut jamais aller au-delà de « l’action concertée et commune » avec les garants de la neutralité belge. L’objectif de préservation de l’indépendance excluait d’entrer dans une alliance avec la République, comme l’aurait voulu son généralissime Joffre. Mais cette option n’a pas empêché nos troupes, même si elles connurent des échecs à la fin du conflit, d’être en mesure de mener efficacement des opérations d’envergure qui contrastent avec les batailles désastreuses des premiers mois.
Autre thème: la vie quotidienne des civils dans ce qui fut le seul pays presque totalement occupé. L’historiographie, en déficit sur les aspects militaires, s’est ici fortement enrichie depuis le tournant du millénaire. Citons notamment la situation des réfugiés belges, au nombre d’environ 1,5 million en 1914 – dont la majorité sont revenus peu après –, généralement mieux accueillis dans les pays en guerre, comme la France et la Grande-Bretagne, que dans les Pays-Bas neutres. Les études sur l’alimentation des civils, laquelle avait évolué dans le sens d’une meilleure qualité et d’un moindre coût par la hausse des importations avant la guerre, témoignent d’une rupture brutale liée au blocus britannique et aux saisies de l’occupant. La dépendance de la population est allée croissante à l’égard des organisations d’aide humanitaire, principalement l’autochtone Comité national de secours et d’alimentation (CNSA) et l’américaine Commission for Relief in Belgium (CRB) fondée par le futur président Herbert Hoover. Leur action, toujours plus étendue, a privilégié des groupes spécifiques tels que les femmes enceintes, les nouveau-nés et plus tard les jeunes enfants. « De cette manière, écrivent les auteurs, la population belge a été préservée d’une famine collective » (p. 81).
Sur l’état de santé de nos (arrière-)grands-parents en ces temps d’épreuve, bon nombre de sources, parmi lesquelles les rapports établis par le CNSA, ont été perdues. On dispose en revanche de l’enquête menée par un médecin américain, le docteur Lucas, envoyé par Hoover en été 1916. « Sa conclusion générale fut que, compte tenu des circonstances de guerre, la situation sanitaire, à part une sérieuse poussée de tuberculose, était assez convenable, mais qu’il y avait encore clairement du pain sur la planche pour la CRB » (p. 82). Deux bémols cependant… Même si l’auteur dit avoir bénéficié d’une certaine liberté pour collecter les données, il reconnaît que le contexte dans lequel il a dû travailler ne lui permettait pas d’offrir une vue exhaustive. Il distingue en outre trois classes – « aisée » , « agricole » et « industrielle » – sans fournir ses critères de distinction, particulièrement vagues pour ce qui concerne la première. Cette source est donc à confronter avec d’autres.
A signaler encore les recherches récentes qui ont montré que si le Comité national s’est impliqué peu à peu dans les questions médicales, augmentant notamment les rations des plus vulnérables, son action n’a pas pu couvrir tout le territoire national et « il s’est peu préoccupé de l’approvisionnement alimentaire dans les institutions psychiatriques » (p. 83). La négligence teintée d’aversion envers les malades mentaux était bien dans l’air du temps…
Parmi d’autres, ces terrains d’exploration sont sans nul doute de nature à offrir une entrée en matière pour la connaissance de la Grande Guerre de l’intérieur, à travers les regards de ceux qui l’ont vécue. Même si Jolien Gijbels, Koen Lagae et Karel Van Nieuwenhuyse, réalistes, ne manquent pas de préciser à l’occasion qu’ « il est naturellement impossible de mettre les élèves en route pour rechercher des sources dans les diverses archives » (p. 53)…
P.V.
[1] De jacht op de flaminganten. De strafrechtelijke repressie van de Vlaamsgezinde militairen aan het Ijzerfront, Brugge, De Klaproos, 2010, 237 pp., p. 190.
[2] « Au-delà des légendes. Entretien avec Sophie De Schaepdrijver » , par Anneleen Spiessens et Philippe Mesnard, dans Témoigner. Entre histoire et mémoire, n° 118, Bruxelles, 2014, pp. 47-53, https://journals.openedition.org/temoigner/898 (en libre accès).
[3] Jolien GIJBELS, Koen LAGAE & Karel Van NIEUWENHUYSE, Hoe historici geschiedenis schrijven. De Eerste Wereldoorlog en de historische praktijk, Leuven, Universitaire Pers Leuven (coll. « Historisch denken » , 2), 2017, 112 pp. Les auteurs sont attachés à la KULeuven.
[4] De chaos van het slagveld. Het Belgisch leger in de loopgraven, 1914-1918, Antwerpen, Horizon, 2016, 608 pp.