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Entre octobre 1862 et juin 1863, le prince Léopold de Belgique effectue un long périple qui le conduit d’abord à travers l’Algérie française, parcourue pendant vingt jours, puis à Tunis et à Malte, avant de mettre le cap sur Alexandrie. Au cours de cette traversée, il croit sa dernière heure venue quand son bateau affronte une tempête avec une roue brisée. Une fois en Egypte, le voyageur et ses proches remontent le Nil, visitent le chantier du canal de Suez et poussent jusqu’au Sinaï. L’héritier du trône reviendra au pays par le chemin des écoliers, s’attardant encore en Italie, dans la péninsule ibérique et en France.
L’histoire de ce grand tour s’est enrichie, à la fin du siècle dernier, d’une nouvelle source et non des moindres: le journal tenu chemin faisant par le futur Léopold II lui-même. Le document figurait dans l’étonnant fonds d’archives des frères Goffinet, confidents de nos deux premiers rois, acquis en 1993 par la section du patrimoine de la Fondation Roi Baudouin et déposé aux Archives du Palais royal. Afin d’être accessible à un large public, cette partie du riche filon vient de faire l’objet d’une publication combinant mises en contexte et larges extraits [1].
Elle est à rapprocher du journal du séjour antérieur à Constantinople, issu du même fonds et édité il y a une vingtaine d’années [2]. L’une et l’autre sources révèlent combien, chez le jeune prince – 27 ans en 1862 – est déjà en germe la pensée de l’édificateur d’empire et du bâtisseur urbaniste. Dans le monde ottoman en plein déclin, il apparaît habité par le projet, récurrent au XIXè siècle, d’une colonie belge à Chypre, voire en Crète, pour ne pas parler de visées plus ambitieuses encore. En Nubie, c’est un rêve d’Abyssinie, déjà caressé par son père, qui lui revient. Et d’imaginer que cette région de la corne de l’Afrique « pourra un jour attirer la sérieuse attention de ceux qui veulent développer l’importance de la Belgique par l’addition de quelques provinces extérieures » (cité p. 71). Au Caire, les propos que lui tient un capitaine de vaisseau français sur Madagascar ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd: « Le commandant pense qu’il n’y a pas immensément à faire là-bas. Peut-être cependant pourrait-on y trouver du charbon » (cité p. 106).
Pour justifier ses déplacements lointains et surmonter les réticences de Léopold Ier, le duc de Brabant invoquait volontiers des raisons de santé. Avant son départ pour le Sud méditerranéen, il a ainsi fait valoir l’effet bénéfique escompté pour sa sciatique que son médecin, le docteur Staquez, traitait en vain par électrothérapie. Mais à la lecture de ses écrits, il est manifeste que ses véritables intérêts sont bien d’ordres économique et colonial. Sur les activités agricoles et commerciales, les débouchés, les infrastructures portuaires, les moyens de communication, les finances publiques…, les notations abondent, dans un style qui s’apparente à celui de l’homme d’affaires en prospection ou du consul faisant rapport à son gouvernement. L’Egypte a séduit Léo, ainsi que l’appellent ses familiers, par les possibilités considérables qu’elle pourrait offrir aux investissements belges. Il y effectuera d’ailleurs trois séjours au total – le premier dès 1854-1855, le troisième en 1864. Toujours l’anime une véritable soif de s’instruire en vue de ses fonctions futures. « On me croit un peu fou à Bruxelles, ou au moins très étourdi et comme dérangé du besoin de me remuer, confie-t-il à son conseiller Edouard de Conway en 1855. Je n’ai qu’un but et qu’un désir, celui de m’instruire pratiquement, de connaître le monde et ses habitants. Il arrivera des moments où ces connaissances me seront utiles » (cité p. 28). De fait, devenu souverain, Léopold II mettra fin aux longs séjours à l’étranger, mais ceux de sa jeunesse auront contribué à forger sa vision politique.
… Et esthétique ? Le touriste princier n’est certes pas indifférent aux civilisations qui se sont déployées sur les bords du Nil. A l’occasion – mais rarement –, ses pages contiennent les plans de monuments antiques visités. Pourtant, la pyramide de Kheops, « qui a perdu son revêtement et sur laquelle grimpent les voyageurs » (cité p. 61), ne le laisse pas sans voix, alors que le monastère du mont Sainte-Catherine le déçoit quand il le découvre situé « dans un fond » (cité p. 94). Plus généralement, celui qui voudra tant embellir la Belgique n’est pas tenté d’y importer des modèles égyptiens, jugeant ceux-ci inférieurs au patrimoine artistique européen. « La visite des ruines égyptiennes saisit et étonne, note-t-il. On sait que de grands Rois et des masses d’ouvriers pouvaient seuls amener à bonne fin de tels édifices, mais jamais homme sensé ne voudra les imiter. Tandis que l’Alhambra, le Parthénon, Saint-Pierre de Rome, la Grèce et l’Italie et l’Orient trouvent partout des copistes qui ont raison de reproduire des chefs-d’œuvre que l’on ne surpassera pas. En un mot, il n’y a rien à glaner ici » (cité p. 76). Dur, dur… Les paysages, par contre, peuvent avoir droit à davantage d’admiration, particulièrement à Girga (centre du pays) qui offre à la vue, avec son ensemble « splendide » de teintes, un « contraste délicieux entre le roc rose et le vert si franc de la récolte, tacheté lui-même de bouquets d’arbres foncés et de village gris » . C’est là que sortent de la plume du diariste ces mots repris en partie dans le titre de l’ouvrage: « Si je n’étais pas Prince Royal de Belgique, je voudrais être Vice-Roi d’Egypte » (cité p. 66).

Comme il l’avait déjà fait huit ans plus tôt, Léopold a inscrit à son itinéraire la visite du chantier du canal de Suez. Sur son artisan Ferdinand de Lesseps, son jugement a changé du tout au tout: celui en qui il voyait rien moins qu’ « une canaille » en 1855 (cité p. 51) est devenu un « très brave et digne homme » (cité p. 82)! Les appréhensions suscitées naguère par la position dominante de la France, assorties même de l’espoir de voir un jour les Belges prendre la succession d’un de Lesseps « usé » , ne sont manifestement plus d’actualité. « Je crois au canal, écrit notre futur deuxième roi. Le jour de l’ouverture de l’isthme, l’Asie se trouvera rapprochée de plusieurs mois des centres de commerce de l’Europe. Dieu fasse que la Belgique puisse profiter de cette révolution! » (cité p. 91). Dans cet ordre d’idée, justement, le fondateur de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez a promis à son hôte « le concours de ses journaux » pour appuyer d’éventuelles entreprises coloniales belges en Extrême-Orient (cité p. 106). Le canal, il est vrai, y trouverait aussi son compte…
Tout à l’intérêt économique des travaux gigantesques qui vont relier la Méditerranée et la mer Rouge, Léopold ne fait guère qu’en entrevoir le coût humain. La « fourmilière » des milliers de fellahs creusant la tranchée à Toussoun et « vivant de presque rien » évoque surtout en lui « les prodiges » des anciens pharaons en même temps qu’il y trouve « une nouvelle révélation des ressources des parties peuplées de l’Orient » (cité pp. 86-88). « Le gouvernement, relève-t-il, oblige ces gens à venir travailler dans l’isthme, et cela au dire de M. de Lesseps lui-même, qui déclare que ce n’est pas une corvée puisqu’ils reçoivent de l’argent en retour de leur travail. Mais ce travail est obligatoire » (cité p. 85)… et pareille obligation « peut faire des miracles » : « Si la Belgique savait et si elle voulait, elle se ferait un véritable grenier, une source de richesses inépuisable en exploitant le sol et les populations de l’Extrême-Orient qui seulement ainsi peuvent être conduites à la civilisation et au bien-être » (cité p. 106). L’argumentaire ne restera pas longtemps pertinent pour l’Egypte où la contrainte sera abolie en 1864. Il prend en revanche une résonance particulière au regard des polémiques que suscitera, quatre décennies plus tard, l’exploitation de la main-d’œuvre indigène dans l’Etat indépendant du Congo…
Sur un plan plus personnel, on notera les références régulières dans le journal du jeune prince à sa foi catholique (p. 107), beaucoup plus ancrée qu’elle n’apparaît dans bien des portraits dressés par ses contemporains ou ultérieurement. Il en va de même pour les sentiments qu’il exprime envers sa famille. Peiné d’en être absent le jour de Noël, il se réjouit, après l’expédition dans le désert du Sinaï, de recevoir des nouvelles du pays: « On est toujours inquiet, mécontent et triste loin de ceux que l’on aime » (cité p. 107).
De son voyage, le duc de Brabant ramènera une importante collection d’antiquités égyptiennes, dont une partie considérable est déposée depuis 1914 aux Musées royaux d’art et d’histoire à Bruxelles. Toutes ces pièces, fort heureusement, n’ont pas été acquises comme le hibou en granite que l’illustre visiteur enleva, « dans le mieux conservé » des temples de Karnak, « avec la permission du Vice-Roi » (cité p. 76). C’était, il est vrai, une autre époque…
P.V.
[1] Olivier DEFRANCE, « Je voudrais être Vice-Roi d’Egypte » . Le journal de voyage de Léopold, duc de Brabant 1862-63, introductions de Mathilde Leduc-Grimaldi et Marie-Cécile Bruwier, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2018, 116 pp. Egalement disponible en néerlandais.
[2] LÉOPOLD de BELGIQUE, Voyage à Constantinople 1860, texte établi, présenté et annoté par Sophie Basch, Bruxelles, Complexe, 1997.