Clercs, nobles, villes, franchises…: les représentants politiques sous les ducs de Brabant

Alors que le « parlement » du clergé, de la noblesse et du tiers état devient une puissance avec laquelle il faut compter, les hommes de condition y sont moins présents, les représentants des villes se révélant les plus actifs. La distance par rapport à Bruxelles joue aussi un rôle (XVè siècle)

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Jacob van Abcoude, seigneur de Gaasbeek, n’apparaît pas avec ce titre dans la liste de convocation de 1415. Son auteur savait qu’il n’était pas chevalier. (Source:  vitrail de la cathédrale d’Utrecht, dans Arnoldus Buchelius, « Monumenta passim in templis ac monasteriis Trajectinae urbis atque agri inventa » , manuscrit, 1630, Het Utrechts Archief, HUA [Bibliotheek], XXVII L 1, http://hdl.handle.net/1874/25842; n. 1, p. 25)

Si la fin du Moyen Age est marquée à bien des égards par une tendance lourde à la centralisation princière, on demeure à mille lieues des formes modernes d’absolutisme ou de pouvoir personnel. Le prince n’est pas seul: régulièrement, sa décision sur des matières de première importance est subordonnée à la concertation avec des représentants, sinon du « peuple » comme on l’entendrait de nos jours, du moins des ordres qui composent la société d’Ancien Régime. Dans le duché de Brabant, l’assemblée des « trois états » est dénommée comme telle à partir du XVè siècle, mais la pratique s’est développée dès le XIIIè, à l’initiative tantôt du souverain, tantôt des pouvoirs urbains.

A travers l’étude des listes de convocation à trois de ces réunions brabançonnes (1406, 1415 et 1489) et une aux Etats généraux (1464), listes par ailleurs publiées et assorties de l’identification des invités, Mario Damen, maître de conférences à l’Université d’Amsterdam, apporte de précieux éclairages sur la composition et le fonctionnement de cette instance en même temps qu’un véritable who’s who des personnes qui comptent alors politiquement [1]. Des listes identiques existent ailleurs en Europe. La plus ancienne qui nous soit parvenue est celle des villes de la province pontificale du Patrimoine de Saint-Pierre, datée de 1298. Les sources qui font l’objet du présent travail apparaissent cependant, par comparaison, comme particulièrement riches.

Leur structure est largement récurrente. Suivant un usage déjà en vigueur dans des documents administratifs antérieurs, la chancellerie ducale répartit les destinataires selon les six domaines de haute juridiction du duché: Anvers, Bois-le-Duc, Bruxelles, Louvain, Tirlemont et le Brabant wallon (ce qui facilite la répartition des lettres entre les messagers). Suit une énumération par état, avec pour chacun leur propre hiérarchie interne: les abbés avant les prieurs, les bannerets (seigneurs à bannière et compagnie propres) avant les chevaliers, les villes avant les franchises (lieux dotés de certains droits ou immunités). Etablis à l’occasion de grands événements comme l’avènement d’un nouveau duc, ces répertoires sont probablement réutilisés maintes fois ensuite, donc sujets à l’usure, ce qui explique que peu d’entre eux aient été conservés. Le médiéviste a d’ailleurs relevé des noms de gens décédés sur des listes toujours en usage. En revanche, à travers des exemples tirés du manuscrit de 1406, il est démontré que son auteur était particulièrement bien informé de la situation personnelle des nobles convoqués. « Cela doit avoir été une tâche impossible, même si la liste témoigne d’un haut degré de précision » .

Quant à ce que révèle la sélection des participants aux Etats du Brabant, un critère d’importance est bien évidemment d’application. Du clergé sont ainsi appelés les membres exerçant une haute fonction, désignés d’ailleurs par celle-ci plutôt que par leur nom (abbé de…, prieur de…). Les maisons religieuses dénuées de grands biens, terriens notamment, n’ont pas voix au chapitre, mais on verra inviter les couvents qui sont inclus dans la répartition de l’impôt. Les femmes (abbesses, prieures…) ne sont présentes que dans une seule des listes étudiées (celle de 1489). Elles se font généralement remplacer par l’aumônier ou le confesseur du couvent.

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Détail de la liste de convocation de 1489. Les nobles de premier plan y sont parfois désignés par le seul nom de leur seigneurie. Le premier cité sous le titre « Edele » est Ravesteyn. (Source: Archives de l’Etat à Liège, FMA 4026 f. 128r.; n. 1, p. 34)

Dans le deuxième état, comme pour le haut clergé, les bannerets de 1406 et de 1415 ne sont pas nommés mais désignés comme « le seigneur de… » ou « de here van… » Pour Mario Damen, il faut voir dans cette prééminence du titre sur l’individu « un indice de leur statut social élevé » . En 1415, leur part dans les travaux des Etats s’avère la plus ample, alors que manquent à l’appel des nobles d’autres rangs. L’historien formule l’hypothèse d’une baisse globale de participation des hommes de condition au XVè siècle ainsi que d’un glissement, dans les deux premiers ordres, de la représentation personnelle à la représentation effective de l’ordre. Cela n’empêche pas une présence bien personnelle quand l’enjeu des réunions est de taille. Pour les autres, les assistances de plus de cent personnes finiront par appartenir définitivement au passé… A noter encore l’importance numérique, dans les convocatielijsten, de la noblesse établie à Bruxelles, qui s’explique en partie par l’extension des vieilles lignées, mais aussi par l’attrait des positions à prendre (bourgmestre, échevin…), avec la puissance politique qu’elles confèrent dans la proximité d’une résidence ducale de plus en plus prisée.

Le tiers état, enfin, fournit aux assemblées leurs contingents les plus actifs. Ici, pas de désignations spécifiées: c’est l’autorité communale qui reçoit le courrier et choisit ensuite ses délégués. Ceux-ci sont les porte-parole de leur localité mais ils peuvent aussi se réunir en collège, auquel cas ils sont censés représenter la population du pays dans son ensemble. Le duc Antoine de Brabant l’atteste quand il s’adresse à « nos biens amez les prelas, nobles, communemiastres, eschevins et consaulx de nos bonnes villes et franchises de nostre pays de Brabant, tant pour eulx comme pour tout nos autres subgés et habitans communaument de notre dit pays de Brabant » . Les villes et franchises ne sont cependant pas toutes parties prenantes: elles sont au maximum au nombre de 46 (en 1489), alors que le duché n’en compte pas moins de 127. Sans surprise, ce sont les communautés les plus petites ou les plus éloignées (Tirlemont, Brabant wallon) qui demeurent hors jeu pour des raisons pratiques, ce qui est également vrai pour la noblesse.

Quels intérêts ces différents acteurs défendent-ils ? Les leurs, ceux de leur ordre, ceux du prince… ? Le chercheur laisse à d’autres le soin de l’établir. Les trois ordres, en tout cas, ne forment nullement « des blocs homogènes » , mais ne se dispersent pas pour autant au point de perdre toute efficacité. Les Etats connaissent leurs responsabilités, lesquelles sont à la hauteur de leurs prérogatives. Certaines d’entre elles seraient jugées exorbitantes si, en notre temps, les provinces en étaient dotées: ainsi pour celle d’accorder ou non les impôts demandés par les ducs, avec les négociations et  donnant-donnant que de telles requêtes entraînent bien souvent. Rien d’une chambre d’entérinement! On y a même refusé, en 1397, la contribution demandée par Philippe le Hardi à la rançon destinée à obtenir la libération de son fils Jean, fait prisonnier lors de la bataille de Nicopolis (remportée par le sultan Bayezid Ier contre les croisés). L’abbé de l’abbaye cistercienne de Saint-Bernard près d’Anvers résuma les raisons du désaccord en invoquant « la pauvreté et les grandes charges financières du pays » . Ainsi que l’observait Jean Stengers en 1965, dans un article consacré aux relations entre le père d’Antoine de Brabant et les Etats, « dans le Brabant de la fin du XIVè et du début du XVè siecle, les Etats – et, au sein des Etats, principalement les villes – sont devenus une puissance avec laquelle il faut compter. Ils incarnent le pays et son indépendance » . Ce sera toujours et encore davantage le cas deux siècles plus tard, quand ils joueront un rôle moteur dans le soulèvement des Pays-Bas catholiques contre Joseph II.

P.V.

[1] « Prelaten, edelen en steden. De samenstelling van de Staten van Brabant in de vijftiende eeuw » , dans Handelingen van de Koninklijke Commissie voor Geschiedenis. Koninklijke Vlaamse Academie van België, t. 182, Brussel, 2016, pp. 5-274, https://doi.org/10.3406/bcrh.2016.4335 (en libre accès).

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