Heurs et malheurs de la bataille de l’Yser sur la toile

Exposé aux intempéries à Ostende, le « Panorama » sur 360 degrés que lui avait consacré le peintre-soldat Alfred Bastien au lendemain de la Grande Guerre fut transféré et restauré en 1950-1951 au musée de l’Armée à Bruxelles. Mais depuis, on n’a pas su qu’en faire… (1914-2014)

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Quelques séquences de la fresque. L’artiste entendait restituer « l’atmosphère de désolation, de ruines et de souffrances » . (Source: Tony Langley, « Alfred Bastien’s « Panorama de l’Yser »  » , site « Roads to the Great War » , 22 déc. 2013, http://roadstothegreatwar-ww1.blogspot.com/2013/12/alfred-bastiens-panorama-de-lyser.html)

Vastes tableaux déployant leur sujet sur 360 degrés, les panoramas ont connu leur heure de gloire au XIXè siècle. Un des derniers aujourd’hui exposés se trouve au Mémorial de Waterloo. Il s’inscrit dans la longue série, inaugurée dès 1816, des œuvres cylindriques géantes relatant l’ultime affrontement des alliés et de Napoléon. Entrepris un siècle plus tard, pendant la Grande Guerre, le Panorama de la bataille de l’Yser dû à Alfred Bastien (1873-1955) constitue pour le genre une sorte de chant du cygne. Sans équivalent ultérieur en Belgique, cette immense toile de 1800 m² connaîtra en outre bien des fortunes et infortunes, sur lesquelles les archives du Musée royal de l’armée et d’histoire militaire ont fourni de nouveaux éclairages [1].

Engagé comme volontaire, le peintre et dessinateur, déjà coauteur d’un Panorama du Congo commandé pour l’Exposition universelle et internationale de Gand en 1913, a été intégré en 1916 à la section artistique de l’armée belge. Avec d’autres, il a travaillé à Nieuport dans la « cave des peintres » devenue célèbre. Dès cette époque, il a pris des notes et fait des esquisses en vue de la future fresque dont le projet avait été approuvé par le roi Albert. Le futur professeur à l’Académie de Bruxelles entendait, expliquera-t-il plus tard, restituer « le mieux possible l’atmosphère de désolation, de ruines et de souffrances qui fut le propre de cette bataille mémorable » . Et de raconter: « La mission d’estafette motocycliste, dont je fus chargé après mon engagement aux sapeurs-pontonniers du génie me permit de parcourir journellement, en témoin oculaire, les quelque 48 km du front belge de l’Yser et d’y prendre force croquis: ceci m’a valu d’avoir été appréhendé à trois reprises comme espion par la gendarmerie » (Le Patriote illustré, 20 mai 1951).

Après l’Armistice, avec ses collègues Charlie Léonard et Charles Swyncop, l’artiste mène la création à bonne fin dans une rotonde du parc du Cinquantenaire, construite pour l’Exposition de 1897 et qui a abrité, jusqu’en 1904, un Panorama du Caire signé par Emile Wauters. Après transformations, le bâtiment deviendra en 1978 la grande mosquée de Bruxelles. En avril 1921, le résultat monumental du programme iconographique, s’étendant sur quelque 115 mètres de long et 14 mètres de haut, est inauguré dans une autre rotonde, au boulevard du Hainaut (aujourd’hui Maurice Lemonnier). Mais déjà, la vogue des tableaux circulaires appartient largement au passé. Comme relevé par une de leurs spécialistes, Bastien « croyait toujours au rôle médiatique du panorama, mais c’était sans compter qu’entre les événements et la réalisation de la toile, bien des choses avaient changé. Le cinéma était devenu un concurrent sans pareil et le monde, entré de plain-pied dans la modernité, ne s’intéressait plus à ce genre de curiosité picturale » [2].

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Le « Panorama » dans la rotonde ostendaise où il fut exposé pendant l’Entre-Deux-Guerres. (Source: Musée royal de l’armée et d’histoire militaire; n. 1, p. 152)

Ils seront quand même des milliers, dans la capitale, à aller contempler l’ouvrage, décrit comme « dantesque » , avant son déménagement en 1924 à Ostende, dans une rotonde construite pour l’accueillir. Débutera alors une longue série de revers… « La présence de cette mise en scène dramatique dans la cité balnéaire ne fut pas très appréciée et très vite le panorama dut fermer ses portes » , écrit Isabelle Leroy [3]. En 1940, à la suite de bombardements, la coupole de la rotonde s’effondre et la toile se retrouve en plein air où elle restera, exposée aux intempéries, pendant les dix années suivantes. Alfred Bastien, redevenu propriétaire de sa création par la faillite de la société coopérative qui exploitait le site, décide en 1949 d’en faire don au musée de l’Armée où il a, dans la personne du conservateur en chef Jacques-Robert Leconte, un partisan convaincu.

Celui-ci va batailler ferme, tant pour le retour à Bruxelles que pour la restauration du Panorama fatalement en triste état. Il s’efforcera parallèlement d’avancer ses pions sur un autre dossier, celui de l’agrandissement de l’institution muséale militaire, qui se sent de plus en plus à l’étroit. Dans un premier temps, le haut fonctionnaire peut crier victoire. En septembre 1950, les séquences enroulées de la fresque sont acheminées par train et entreposées, avec les structures métalliques récupérées de la rotonde ostendaise, dans un grand hall de l’aile nord du Cinquantenaire, utilisé pour des concours hippiques. Non sans difficultés techniques, la toile est déroulée, fixée à des rails et une grille montés le long des murs. La remise en état suit, sous la supervision de Bastien, alors septantenaire et en mauvaise santé, par ses collègues et anciens élèves Wattecamps et Haine, pour un montant convenu de moins de 200.000 francs (environ 41.000 euros de 2018). Le travail achevé, en juin 1951, le panorama est ouvert temporairement au public après une inauguration en grande pompe.

Mais le « provisoire » , bientôt, va s’éterniser, alors que le grand hall est dépourvu de climatisation et que la traction à laquelle la toile est soumise risque de provoquer des déchirures. Leconte demande au gouvernement un crédit de 4 millions (quelque 820.000 euros 2018) pour construire une rotonde dans la cour carrée du musée, mais cet espoir est ruiné par une décision de l’administration des Douanes, maître des lieux. Le projet, formulé en 1957, d’installer la rotonde dans le grand hall même, où elle occuperait un tiers de l’espace, le reste étant réservé au nouveau musée de l’Air, ne fait pas davantage son chemin. On reste dans l’indécision au cours des années suivantes et la situation se dégrade. « Au 50è anniversaire de la bataille de l’Yser, en 1964, le Panorama offrait un spectacle triste et sale » , indique Natasja Peeters, chef de travaux au Musée royal de l’armée [4]. Leconte continuera le combat après 1964, mais toujours en vain. En 1982, après avoir servi de toile de fond au hall de l’aviation, la Bataille de l’Yser sera enlevée et envoyée en pièces dans les réserves, sort partagé par le Diorama des combats de la Meuse du même Bastien.

Les raisons de sauver et préserver un tel joyau du patrimoine doublé d’un témoin de l’histoire n’ont pourtant jamais manqué. L’ancien conservateur en chef, dans sa correspondance, le voyait contribuer « grandement à développer le patriotisme et la fierté nationale de nos compatriotes » . Mais comme le note Natasja Peeters, ses dimensions hors normes ont fait que rien de ce qui concerne le Panorama n’est « facile, rapide, simple, ou bon marché » . Aucune solution n’avait abouti pour le cinquantenaire. Il n’y en eut pas davantage pour le centenaire.

P.V.

[1] Natasja PEETERS, « J.R. Leconte’s paper trail of Bastien’s « Panorama of the battle of the Yser » during the years 1949-1951″ , dans Revue belge d’archéologie et d’histoire de l’art, LXXXV, Bruxelles, 2016, pp. 149-163. http://www.acad.be, Académie royale d’archéologie de Belgique c/o Palais des académies, rue Ducale 1, 1000 Bruxelles.

[2] Isabelle LEROY, « La peinture de panorama et son développement en Belgique » , dans Annales d’histoire de l’art et d’archéologie, n° 13, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 1991, pp. 59-78, http://www.koregos.org/fr/isabelle-leroy-la-peinture-de-panorama-et-son-developpement-en-belgique/4065/ (en libre accès).

[3] Ibid.

[4] « J.R. Leconte’s paper trail… » , op. cit.

Une réflexion sur « Heurs et malheurs de la bataille de l’Yser sur la toile »

  1. Lamentable exemple dont notre pays gère le patrimoine remarquable.
    On trouve des fonds importants pour beaucoup d’imbécillités qui profitent aux copains des copains, mais pour restaurer et conserver une oeuvre maîtresse, véritable livre d’histoire de l’un de nos plus grands artistes, on chipote depuis un siècle. Pauvre Belgique!

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