De l’enlèvement comme stratégie de mariage

A travers une étude de cas dans le Gand du bas Moyen Age, il apparaît que les enfants n’hésitaient pas à recourir à ce moyen pour contourner la volonté des parents. En matière de patrimoine ou d’héritage et devant la justice, les femmes et les jeunes adultes pouvaient aussi avoir gain de cause (XVè siècle)

Jusqu’à quel point, dans les sociétés d’Ancien Régime, les futurs conjoints se choisissaient-ils ou devaient-ils se ranger à l’avis des parents et aux stratégies d’alliances familiales ? La question a été et demeure amplement débattue entre historiens. Assurément, les père et mère avaient une voix au chapitre importante, parfois exclusive, pour le meilleur ou pour le pire, mais une grande diversité de pratiques et d’usages s’observe selon les régions, les rangs sociaux, les sexes… On s’accorde à estimer que les contraintes étaient généralement moindres dans les groupes moins fortunés ou moins influents, le mariage n’y revêtant pas d’enjeu économique ou politique. Cependant, même les jeunes gens des classes supérieures ne furent pas tous voués à partager le sort des enfants d’Harpagon, l’avare de Molière, promis aux fiancé(e)s les plus improbables pour eux mais les plus profitables pour lui. Comme chez Molière du reste, où Elise et Cléante finissent par avoir gain de cause, les projets des géniteurs ne se réalisaient pas toujours. La littérature regorge d’intrigues inspirées par ces situations conflictuelles. L’Eglise avait pour sa part indiqué de longue date comment les trancher en imposant la condition impérative, rappelée au concile de Trente, du consentement mutuel des époux [1].

A travers une étude de cas située dans le Gand du XVè siècle, Jelle Haemers et Chanelle Delameillieure, de la Katholieke Universiteit te Leuven (KULeuven), apportent un éclairage éloquent sur les moyens mis en œuvre pour rectifier ou contrecarrer au besoin les plans parentaux [2]. Le paterfamilias ici concerné, Simon van Formelis, n’est pas le premier venu. Docteur en droit, juriste et diplomate, appartenant à l’élite du comté, il est président du Conseil de Flandre, la plus haute instance juridique, quand son fils Jan, en 1433, va défrayer la chronique. Il a en effet recours au procédé alors le plus populaire pour surmonter les réticences mises à lui octroyer la main de sa bien-aimée et aimante Gertrude, fille de Jan van Strépy, seigneur d’Oisquercq (Tubize): l’enlèvement.

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Une vision médiévale de l’enlèvement d’Hélène dans « Ovide moralisé en prose » , II, dont les miniatures sont attribuées en partie au Maître de Marguerite d’York. Le manuscrit, daté de 1470-1480, a appartenu à Louis de Bruges,  seigneur de Gruuthuse, qui fit carrière au service des ducs de Bourgogne. L’ouvrage est entré dans les collections du Roi de France sous Louis XII. (Source: Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits, français 137, fol. 165, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105385281/f355.image)

L’affaire n’est pas sans risque, de lourdes peines, exceptionnellement jusqu’à la mort, étant en théorie prévues par les lois et coutumes pour pareil méfait. Mais en pratique, la plupart de ces fugues déguisées se terminent par un accord de pacification entre les familles impliquées. Personne ne cherche à couper tous les ponts. Curieusement, observent les chercheurs, « bien que les historiens sachent qu’une réconciliation intervient souvent entre les familles et les enfants après un enlèvement, ils ont à peine étudié cela » . S’agissant de Jan et Gertrude, il n’y aura non seulement aucune punition, mais on saura plus tard que les deux pères se sont rencontrés et ont négocié à Voorde (Ninove) pendant l’enlèvement, commis alors que les tourtereaux vivaient maritalement dans la clandestinité, sans que l’échange solennel des promesses de mariage ait encore eu lieu. Simon van Formelis et Jan van Strépy ont convenu de les envoyer promptement devant l’autel et, comme souvent en pareil cas, le premier a consenti à casquer davantage en faveur du jeune ménage pour que le scandale provoqué par son fils ne débouche pas sur une plainte. Ironie de l’histoire: un quart de siècle plus tard, en 1457, Jooszijne, la propre fille de Jan et Gertrude, sera à son tour enlevée consentante…

En attendant, ce n’en est pas fini des tensions et conflits intrafamiliaux. Ayant cette fois pour objets les cadeaux de noce et les héritages promis – considérables –, ils vont donner du travail au banc échevinal (tribunal) de Gand.  Dès 1433, celui-ci doit trancher, quant à la nature et à l’importance des biens offerts, entre les exigences de Jan et les réticences de Simon. Il le fait à mi-chemin. En 1441, alors que l’enthousiasme des « mariés par amour » s’est refroidi au point qu’ils se sont séparés de corps et de bien, c’est Gertrude seule qui passe à l’offensive. Elle intente une action en justice contre le chevalier Jan Blankaert, avec qui sa mère a convolé après la mort de son père naturel, pour contester une disposition de l’acte de donation lié à son mariage, négociée à son insu avec ledit père. Ladite disposition lui impose de verser 4000 nobles [3] à la mort de ses parents comme compensation à ses sœurs pour la seigneurie d’Oisquercq qui lui est échue. L’affaire se termine en pétard mouillé, les échevins estimant que Jan Blankaert ne peut pas prendre de décision touchant à l’héritage futur des sœurs dont il n’est pas le tuteur.

Et cela continue: en 1450, nouvelle procédure de Gertrude, cette fois contre Gerard van Formelis, fils cadet de Simon, en tant qu’héritier de celui-ci. Fait remarquable, elle agit à présent comme femme de Jan (qui se joindra à la cause plus tard), le couple s’étant apparemment rabiboché. Le beau-père est mort en 1447 et la bru profite, pour régler un litige vieux de dix-sept ans, de la tourmente politique qui règne alors à Gand. Elle réclame et obtient une rente annuelle de 50 livres de gros [4], qui était due par Simon et à laquelle celui-ci avait convaincu Jan de renoncer en échange notamment du fief de Sint-Denijs-Boekel (Zwalm). Le jugement, rendu en conformité avec le droit coutumier gantois, stipule que ce qui a été décidé pour la corbeille de mariage avant que celui-ci soit contracté fait partie des conditions de ce mariage (huwelicke voorwaerde) et ne peut donc être modifié par la suite. « Victoire à la Pyrrhus » , suggèrent Jelle Haemers et Chanelle Delameillieure, puisqu’elle implique en contrepartie la perte du fief et d’autres avantages ? Peut-être, « mais il est néanmoins remarquable qu’un des plus grands hommes de loi de son temps, le président du Conseil de Flandre, ait perdu une cause contre son propre fils sur une question juridique – fût-ce à titre posthume » .

Le partage de l’héritage paternel aura encore des suites, mais dans le contexte de la sédition qui fait rage dans la cité drapière pour l’autonomie communale, contre le pouvoir bourguignon et contre une taxe sur le sel en particulier, sédition culminante entre 1449 et la défaite des milices à Gavere le 23 juillet 1453, l’échevinat ne sera pas nécessairement enclin à accéder aux demandes de Jan. Les magistrats, pris en étau entre les requêtes des insurgés et leur volonté d’aboutir à une solution pacifique, n’éprouvent guère d’empathie envers celui qui s’est attaqué à son père défunt ainsi qu’à son frère Steven, l’un et l’autre désignés à la vindicte des révoltés parce qu’ils sont dans la mouvance de Philippe le Bon. Steven surtout paye le prix fort en mourant sur l’échafaud le 5 décembre 1451, comme bouc émissaire après un procès expéditif.

Reste, de cette saga aux multiples rebondissements entre Hestia et Thémis, l’enseignement que dans les querelles familiales et face aux instances habilitées à juger, les parents n’ont pas toujours raison et les enfants majeurs sont des adversaires à égalité avec eux. Le cas ici examiné est corroboré à cet égard par bien d’autres, consignés dans les registres échevinaux de Gand ou d’ailleurs. De quoi faire bémoliser les propos de ceux qui n’ont de cesse de tout ramener à la « patriarcalité » … Même si la procédure judiciaire est alors essentiellement un monde d’hommes âgés, où les femmes et les jeunes adultes des deux sexes apparaissent rarement avec un rôle actif, Gertrude ne s’y trouve nullement embarrassée, c’est même le moins qu’on puisse dire. « Les droits des femmes différaient d’une ville à l’autre, écrivent nos deux spécialistes, mais dans les Pays-Bas et à Gand en particulier, il est établi que les femmes, tant sur les plans économique que juridique, furent en effet relativement actives: aussi bien comme épouses que comme célibataires (veuves, isolées, etc.), elles négociaient des biens, enregistraient des actes devant le banc échevinal et intentaient un procès si nécessaire » .

Il faudrait d’autres travaux pour vérifier si les catégories de la population non urbaines ou situées plus bas dans l’échelle sociale avaient le même accès aux institutions judiciaires. Mais il y a là, d’ores et déjà, une matière digne de figurer en bonne place dans les gender studies si prisées de nos jours.

P.V.

[1] Cfr notre article dans le présent blog « Quand les Bruegel célébraient la fécondité », 4 oct. 2018.

[2] « Het « herteleet » van Simon van Formelis. Familieruzies, erfeniskwesties en het huwelijk in vijftiende-eeuws Gent » , dans Handelingen der Maatschappij voor Geschiedenis en Oudheidkunde te Gent, nr 71, 2017, pp. 55-88. http://www.mgog.be, Sint-Pietersnieuwstraat 35, 9000 Gent. En libre accès sur https://limo.libis.be/primo-explore/fulldisplay?docid=LIRIAS1999902&context=L&vid=Lirias&search_scope=Lirias&tab=default_tab&lang=en_US&fromSitemap=1

[3] Le noble est une monnaie d’or et le montant, gigantesque, correspond à plus de 130 années de salaire d’un maçon qualifié.

[4] Représentant environ 40 mois de travail d’un artisan qualifié.

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