Au printemps 2015, 138 ormes étaient plantés autour d’Ypres pour rendre visible aujourd’hui la ligne de front opposée à l’ennemi pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale. On a pu parler d’une sorte de nouvelle résurrection pour ces arbres déjà bien présents au début du XXè siècle, ceux qui leur avaient succédé après 1918 ayant été décimés par une maladie. Ils renaissaient comme l’ancienne cité drapière, presque entièrement détruite, avait su renaître de ses cendres.
La symbolique traverse allègrement les âges. En témoigne la circulaire qu’adressa le 7 mai 1919 le ministre de l’Agriculture Albéric Ruzette aux gouverneurs de Province, leur demandant de faire planter des arbres de la liberté « à la mémoire perpétuelle des victimes de la guerre » . Près d’un siècle plus tard, en 2017, c’est par la création d’une Symphonie des arbres, et en y plaçant le chiffre 138 au centre du processus musical, que le compositeur flamand Piet Swerts a répondu à la demande d’une œuvre en commémoration de la bataille de Passchendaele (ou troisième bataille d’Ypres) [1]. Le Symfonieorkest Vlaanderen dirigé par David Angus, avec Lee Bisset (soprano), Thomas Blondelle (ténor) et une série de chœurs, ont été mobilisés pour ce grand oratorio en cinq parties, marquant le centième anniversaire de la vaine offensive que déclencha l’état-major anglais, en novembre 1917, avec pour bilan plusieurs centaines de milliers de morts inutiles des deux côtés [2].
Sur la suggestion de Piet Chielens, coordinateur du musée In Flanders Fields, la Symphony of Trees est dédiée à la fois à la ville d’Ypres et au soldat, compositeur et écrivain anglais Ivor Bertie Gurney (1890-1937), dont sept poèmes ont été intégrés au libretto. Affecté à la 184è compagnie de mitrailleurs, ce simple combattant connut les affres du saillant yprois, d’où il fut évacué après avoir été blessé au cours d’une attaque au gaz. Dans ses textes aussi abondent les références ligneuses. Grand amoureux des paysages de son Gloucestershire natal, épouvanté par les destructions infligées à la nature en Flandre et dans le Nord de la France, il les décrit comme autant de métaphores des dévastations subies par les hommes. Mais dans d’autres vers repris par Piet Swerts, les arbres sont aussi ceux qui, au long du chemin, apportent la consolation aux soldats en marche.

Le même registre d’images se retrouve chez les autres auteurs dont s’est nourrie la Symphonie. Ainsi pour deux poétesses anglaises contemporaines: Margaret Postgate Cole, chez qui les arbres morts deviennent d’utiles supports de tunnels comme les morts de la guerre forgeront un nouvel ordre mondial; Charlotte Mew, qui compare les bois blessés au désespoir engendré par la perte d’un ou plusieurs êtres chers (trois jeunes frères dans son cas). Jean Giono, un autre vétéran des champs de bataille belges, est lui aussi présent pour célébrer, à travers L’homme qui plantait des arbres (1953), la transformation d’un endroit désolé en terre fertile et la victoire de la puissance sylvestre sur les forces mortifères de Mars.
De Gurney, dont la santé psychique fut ruinée par la guerre, le poignant poème Memory, let all slip sert de leitmotiv à l’oratorio. Egalement en vedette au musée de la halle aux Draps, l’élégie évolue entre la mélancolie et la catharsis:
« Memory, let all slip save what is sweet
Of Ypres plains » .
( « Mémoire, laisse tout dormir sauf ce qui est doux
Des plaines d’Ypres » ).
est le début. Et la fin, abrupte:
« Lest I my panged grave must share with you.
Else dead. Else cold » .
( « A moins que je ne doive partager avec toi ma tombe pleine à craquer.
Autrement mort. Autrement froid » ).
Pour l’ouverture du drame musical, une autre évocation de celui qui est considéré comme un des grands war poets de sa génération a été retenue: celle des ruines d’Ypres, aperçues sous le soleil couchant.
« And Ypres’ pale besmeared face
A little colour took from pride
In her past beauty, and her race
Of heroes that like princes died » .
( « Et le pâle visage souillé d’Ypres
Prit un peu de couleur par fierté
De sa beauté passée, et de sa race
De héros qui mouraient comme des princes » ).
Parce qu’il est d’époque et en reflète les perceptions et les sensibilités, ce dernier propos ne manque pas de détonner dans l’ensemble de la Symphony of Trees. C’est que celle-ci a été conçue selon l’esprit et avec les accents caractéristiques de la plupart des événements jalonnant le centenaire, de 2014 à 2018. Nombreux et variés, notamment dans les médias, ceux-ci ont paradoxalement célébré la paix bien plus qu’ils n’ont fait mémoire des sacrifices imposés ou consentis. « La politique commémorative en Flandre, a relevé Piet Swerts, focalise surtout sur le slogan « Plus jamais la guerre » ( « Nooit meer oorlog » ) » … qui fut aussi l’espoir vite déçu de nos aïeux. Mais quand ceux-ci, dans les années d’après la victoire, en marquaient l’anniversaire, c’était en conjuguant, dans une atmosphère de kermesse et de deuil à la fois, la fierté nationale et la tristesse devant les vies fauchées. « Lors de ces manifestations d’une joie légitime, un recueillement s’impose, lisait-on dans Le Soir du 12 novembre 1924. Après l’exaltation que provoque, à juste titre, la liberté reconquise, il convient de songer encore à ceux qui nous la rendirent » [3].
L’étape du demi-siècle, en novembre 1967, fut marquée à Ypres par la dernière pierre de la reconstruction, en présence du roi Baudouin et de la reine Fabiola, et l’exécution du War Requiem de Benjamin Britten. Cinquante ans plus tard, en 2017, il est patent que le choix du poète Gurney, dont la vie et l’œuvre peuvent être interprétées comme « un acte de révolte contre l’injustice et la guerre » (Piet Chielens), n’a pas tenu uniquement à son bref passage dans les campagnes des Flandres. « Nous voulions, écrit le compositeur, transmettre à l’auditeur une expérience émotionnelle durable, qui devait être inconsciemment une métaréflexion sur les grandes cruautés que les gens peuvent commettre les uns contre les autres et sur l’absurdité monstrueuse de toutes ces souffrances inhumaines » . Tel était le programme et l’éthique de conviction y trouve certainement son compte. Mais un peu moins l’histoire: celle de la Belgique comme pays incontestablement envahi, martyrisé, menacé dans son existence même par l’Allemagne pangermaniste, et opposant à son agresseur une résistance héroïque qui a fait l’admiration du monde.
P.V.
[1] Piet SWERTS, Piet CHIELENS & Lucien POSMAN, A Symphony of Trees. Wereldcreatie naar aanleiding van de herdenking van de Derde Slag bij Ieper, 1917, Brussel, Uitgaven van de Koninklijke Vlaamse Academie van België voor Wetenschappen en Kunsten (« Standpunten » , 56), 2017, 35 pp., http://www.kvab.be/nl/standpunten/symphony-trees (en libre accès).
[2] L’enregistrement de l’œuvre peut être acquis en double CD ou en MP3, label Phaedra, série « In Flanders Fields » , 98 (www.phaedracd.com/product/92098/).
[3] Cité in Emeline WYNANTS, Les commémorations du 11 novembre en Belgique francophone pendant l’Entre-Deux-Guerres. Les cas de Bruxelles, Liège et Mons, Université de Liège, master en histoire, 2012, ch. 2.2.2,
https://www.memoireonline.com/01/14/8532/m_Les-commemorations-du-11-novembre-en-Belgique-francophone-pendant-l-entre-deux-guerres-Les-cas-de4.html (en libre accès).
La plantation d’arbres en mémoire des victimes de la guerre, me rappelle les allées de Kings Park à Perth (Australie). Là-bas 1600 arbres, le plus souvent des Eucalyptus, honorent la mémoire des Australiens tombés lors des conflits mondiaux et, en particulier, à Passendaele. J’ajoute que dans la ville de Perth il y a deux « Liège Street » en souvenir de la résistance glorieuse de la cité de Liège. Malheureusement rien sur place ne rappelle ces événements et je pense que pour les Australiens, Liege Street n’évoque aujourd’hui rien d’autre que la sortie d’un centre commercial…
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Le lien suivant prétend que cette tradition de planter un arbre serait une innovation australienne datant de 1917. Une base de donnée permet d’explorer les 1800 plaques commémoratives de Kings Park :
https://www.bgpa.wa.gov.au/kings-park/visit/history/honour-avenues
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Les allées de Kings Park ont au moins l’air d’être bien entretenues. Par contre, j’ai lu dernièrement que « l’arbre du souvenir » planté à Paris en hommage aux victimes des attentats djihadistes est aujourd’hui laissé à l’abandon. On a la mémoire de plus en plus courte de nos jours…
Merci pour vos informations.
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