Vivre à la cour de Bruxelles: tout un art

Les cérémoniaux et usages en vigueur dans les cours royales aux temps modernes manifestent l’affirmation de l’Etat . A travers les descriptions dues à Francisco Alonso Lozano se reflètent le prestige de la Maison de Bruxelles et l’ambition du gouverneur général Maximilien-Emmanuel de Bavière d’être souverain à part entière (1692-1712)

Le jour de la fête des apôtres saint Simon et saint Jude (28 octobre), « les premieres vespres sont chantées par un chappelain d’honneur comme aussi la messe accompagné des chevaliers de l’ordre de la Toison d’or, sortant le prince en publicque » . Le jour de la Toussaint, « la messe est chanté en pontifical par un evecque ou prélat. Le prince est present avec les chevaliers de l’ordre de la Toison d’or. L’apres midy vers les trois heures l’on chante les offices de morts. Un chapelain d’honneur faict l’office, mais le prince n’est present » . Le jour de sainte Cécile (22 novembre), « la messe est chanté en pontifical si le prince est invité de l’entendre par les musiciens » . Le jour de sainte Catherine (25 novembre), « le prince sort en publicque pour aller entendre la messe en pontifical a la paroche de la ditte saincte » …

On le voit à travers ces exemples, reproduits dans leur graphie originale: rien n’est laissé au hasard dans les écrits qui consignent les usages en vigueur à la cour de Bruxelles au XVIIè siècle. Et le même soin mis à programmer l’année liturgique est consacré à décrire la bonne marche de la maison royale, la garde des joyaux, les rôles et gages des officiers (détenteurs d’une charge), l’organisation des cuisines ou la tenue des écuries. Les extraits précités proviennent du Plan ou estat de la maison royale dans ces estats de Flandres, dû à Francisco Lozano et à son fils Francisco Alonso Lozano, employé à l’oratoire de la chapelle royale du palais. L’ouvrage résulte d’une élaboration située entre 1692 et 1712, soit les dernières décennies de la souveraineté des Habsbourg d’Espagne, alors représentés sous nos cieux par le gouverneur général Maximilien-Emmanuel de Wittelsbach, électeur et duc de Bavière, qui s’est précédemment illustré à Mohács et à Belgrade contre les Turcs ( « électeur » parce que participant à l’élection de l’Empereur dans le Saint Empire romain germanique).

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La « Curia Brabantiæ » d’après une gravure du milieu du XVIIè siècle. (Source: Joan Blaeu, « Toonneel der steden van ‘s Konings Nederlanden, met hare beschrijvingen » , Amsterdam, 1649; n. 1, couverture)

Lozano fils a également signé une Notice de tous les emplois de la Cour et de la Chapelle royale de Bruxelles, avec la mention des devoirs et traitements y attachés, avec un précis du cérémonial qu’on y observe… (titre qui n’est peut-être pas de l’auteur). Quant à la minutie, ce recueil n’a rien à envier au précédent. On y apprend ainsi qu’aux messes de Noël et de l’octave de la Nativité, « chaque fois qu’il y a à la chapelle royale six bougies sur l’autel, quatre pages servent […] à l’Evangile et six à l’élévation. Et quand il y a quatre bougies sur l’autel, deux pages à l’Evangile et quatre à l’élévation » . Les deux manuscrits, rédigés essentiellement en français ou en castillan, certaines parties étant en latin, sont conservés aux Archives générales du royaume (AGR). Ils viennent de faire l’objet d’une édition scientifique par les soins de José Eloy Hortal Muñoz (Université Roi Juan Carlos, Madrid) avec Pierre-François Pirlet (Université de Liège) et Africa Espíldora García (Université Complutense, Madrid) [1].

Le luxe de détails recelé par les deux documents, bien que considérés comme inachevés (et non imprimés pour cette raison), témoigne de l’importance protocolaire acquise par le siège du pouvoir aux Pays-Bas méridionaux, alors même que ceux-ci sont fréquemment à feu et à sang du fait des convoitises françaises. Au milieu du XVIIè siècle, la « Maison princière » est même devenue « royale » : elle n’est plus liée à la personne d’un gouverneur mais à un territoire. Il s’agit bien d’une cour, comme il y en a dans chacun des royaumes qui constituent l’agrégat territorial de la monarchie hispanique, même s’il n’y a qu’un seul monarque. Le prestige de l’Espagne a contribué du reste à répandre son étiquette un peu partout, y compris en dehors de ses dépendances. Mais cette hégémonie cérémoniale n’est pas la première historiquement: elle a été précédée par celle de la Bourgogne, à son apogée au XVè siècle et qui a, elle aussi, déposé ses strates en Belgique (hors principauté de Liège).

Les deux influences se sont rencontrées et même confrontées, notamment sous les archiducs Albert et Isabelle (1598-1621), rendus conscients par les exemples de Madrid, de Lisbonne et de Vienne de l’importance du rôle joué par les sièges royaux dans la consolidation d’une entité politique. Les nouveaux codes qu’ils ont introduits, bien que qualifiés de « bourguignons » , se sont vu reprocher, dans le monde des courtisans et des nobles, d’être « étrangers » et en rupture avec la tradition consacrée [2]. Parmi les gouverneurs généraux ultérieurs, don Juan d’Autriche (1656-1659), grand prieur de Castille (une dignité de l’ordre souverain de Malte), se signale par une réforme visant à réduire les frais de cour. Elle est citée amplement comme exemple à suivre par Lozano, qui se réfère aussi aux modèles d’outre-Pyrénées, comme il se doit, ainsi qu’au travail d’un prédécesseur, l’Aula Sacra Principium Belgii; sive Commentarius Historicus de Capellæ Regiæ du chapelain d’honneur Jules Chifflet (1650). Mais les tensions demeurent: « Les conseillers flamands, relève le professeur Hortal Muñoz, ont toujours maintenu que le cérémonial devait être bourguignon, comme il était arrivé en 1594, quand on discutait de la forme que devait prendre la maison de l’archiduc Ernest, à la bourguignonne, à l’autrichienne ou à un mélange des deux. Il est symptomatique que, bien que les conseillers aient montré la convenance de procéder à la bourguignonne, la lenteur de la prise de décisions a conduit à ce que la maison archiducale ne change guère de structure par rapport à ce qui existait en Autriche… » (pp. 51-52).

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Portrait de Maximilien-Emmanuel de Bavière attribué au peintre français Joseph Vivien. (Source: musée de Groesbeeck de Croix, Namur, dans « La Belgique espagnole et la principauté de Liège 1585-1715 », vol. I, dir. Paul Janssens, (Bruxelles), Dexia banque – Renaissance du livre, 2006, p. 153)

De Maximilien-Emmanuel, les écrits de Lozano, venu lui aussi de Bavière, mettent en lumière une volonté de s’adapter à l’étiquette espagnole tout en faisant importer, du cérémonial en vigueur à la cour de Munich, des dispositions de nature à souligner son statut de souverain territorial. Parmi elles, la moindre n’est pas qu’un carrosse soit réservé à sa seule personne. Il est stipulé qu’en cas de sortie publique, ledit carrosse, accompagné par le capitaine des hallebardiers et celui des archers, chevauchant chapeautés, l’un à gauche, l’autre à droite, doit être le quatrième dans la file, le premier étant celui des écuyers et des officiers attachés au service de la table, le deuxième celui des grands dignitaires et le troisième celui du grand chambellan, du grand écuyer, du grand maréchal… Ces voitures sont toutes à six chevaux et doivent, le jour de la sortie, se rendre à la cour du palais vers dix heures et demie. Le Plan ou estat de la maison royale… énumère aussi les « caricoches ou chariots couverts de la toile siré verde tirées à trois chevaux » appelés à « suivre le prince dans la marche » (confesseur, secrétaire, apothicaire…) (cité p. 133). Et si l’électeur souhaite se déplacer incognito ? Ce sera un incognito tout relatif puisqu’il s’imposera ici aussi de procéder… en cortège, celui-ci étant seulement formé de manière différente. C’est qu’il faut tenir son rang! [3]

Certes, le lecteur du XXIè siècle pourrait ne voir là que frivolités. Les considérations qu’on qualifierait aujourd’hui de « sociales » ne sont cependant pas absentes. Ainsi la Notice de tous les emplois… fait-elle mention d’un montant de 30.500 florins versés chaque année à la Ville de Bruxelles pour qu’elle puisse s’acquitter de son devoir de « donner une chambre aux domestiques du prince » . Ainsi est-il également prévu que la veuve d’un domestique mort en service recevra « pour tous les jours de sa vie la moitié de la part dont jouissait son mari » , à laquelle pourra s’ajouter ce dont « le prince voudrait faire grâce à quelques-unes, soit par décrets ou par simple volonté » (cités p. 216).

Mais pourquoi tant de souci des apparences ? Parce que l’étiquette comme le cérémonial, selon les termes de José Eloy Hortal Muñoz, peuvent être considérés comme étant « les instruments de la mise en scène symbolique des relations sociales, à travers une série de codes auxquels les participants doivent se conformer et que tant ceux-ci que les spectateurs savent interpréter » (p. 9). S’agissant de la cour et de la personne royales, l’outil qui sert à valoriser une personnalité et sa dignité est aussi celui qui affirme la montée en puissance de l’Etat moderne. En somme, est ici en jeu l’image médiatique du pouvoir, avec les moyens de l’époque et dans le contexte du centralisme castillan poursuivi depuis Philippe II. Il en résulte que l’habitude de considérer l’expression « étiquette rigide » comme un pléonasme peut être trompeuse. L’étiquette est ici au contraire des plus dynamiques, la réformer étant pour le souverain une manière de manifester son autorité, quitte à susciter mécontentements et résistances.

Ce sera le cas pour les modifications introduites par l’électeur de Bavière, animé non pas uniquement par son goût du luxe et du faste, mais aussi par son ambition de profiter de la fin de règne de Charles II à Madrid pour devenir maître à part entière des Pays-Bas, avant de se porter candidat à la couronne impériale. Quo non ascendet ? [4] Ce n’est pas le moindre paradoxe qu’au terme de ce que nos manuels appellent parfois « le siècle des malheurs » , la cour de Bruxelles ait été considérée comme le vecteur d’un si grand prestige.

P.V.

[1] El ceremonial en la Corte de Bruselas del siglo XVII. Los manuscritos de Francisco Alonso Lozano, Bruxelles, Palais des académies, Commission royale d’histoire (coll. « Grand In-8° » , C27), 2018, 271 pp.  Les deux documents se trouvent aux AGR sous la référence Manuscrits divers, 442-443 (anciennement 821-822). Les extraits cités du Plan… (1er paragraphe) sont en p. 86, ceux de la Notice… (3è paragraphe) en pp. 243-244.

[2] Cfr sur ce sujet Dries RAEYMAEKERS, « <A La Mode De Bourgoigne ?> The « Burgundian » Ceremonial at the Court of Albert and Isabella in Brussels (1598–1621) » , dans Dutch Crossing. Journal of Low Countries Studies, vol. 43, n° 1, 2019, pp. 47-62, https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/03096564.2018.1559518 (en libre accès).

[3] Cet aspect est abordé par Jean-Philippe HUYS, « Le prince dans la ville. Les sorties de Maximilien-Emmanuel de Bavière à Bruxelles autour de 1700 » , dans Espaces et parcours dans la ville de Bruxelles au XVIIIè siècle, dir. Kim Bethume & Jean-Philippe Huys, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles (coll. « Etudes sur le XVIIIè siècle » , 35), 2007, pp. 11-29 (13-16), http://digistore.bib.ulb.ac.be/2014/i9782800414027_f.pdf  (en libre accès).

[4] « Où ne montera-t-il pas ? » La devise de Fouquet peut s’appliquer à bien d’autres figures.

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