Le royaume avait besoin de savants

Les mathématiciens du Sud des Pays-Bas ont contribué au calcul infinitésimal, à la future thermodynamique et à la géométrie non euclidienne. Mais ces chercheurs polyvalents sont restés dans l’ombre de Quételet, par qui la mesure généralisée s’est trouvée au centre d’un style scientifique national (mi-XVIIIè – mi-XIXè siècles)

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Charles-François de Nieuport, synthèse du mathématicien et de l’ingénieur. (Source: buste de Charles Geefs (détail), Académie royale de Belgique, Les trésors de l’Académie, https://tresorsdelacademie.be/fr/patrimoine-artistique/buste-de-charles-francois-le-preud-homme-d-hailly)

Dans le monde des nombres et des figures, le cas est unique, paraît-il, d’une découverte désignée d’après son origine nationale. Les apports d’Adolphe Quételet (ou Quetelet) et de Germinal Dandelin à l’étude des coniques, publiés entre 1820 et 1822, reçurent et portent toujours aujourd’hui le nom de « théorèmes belges » . Laissant de côté cette ligne de crête, le professeur Jean Paul Van Bendegem (Vrije Universiteit Brussel, VUB) illustre par d’autres exemples, non moins éloquents, l’importance de la production mathématique dans notre pays entre la mi-XVIIIè et la mi-XIXè siècle [1]. Une période pourtant riche aussi en tourments et en revers…

S’imposent notamment à l’inventaire les travaux de Charles-François Le Prud’homme d’Hailly, vicomte de Nieuport (1746-1827), pour leur contribution au développement du calcul infinitésimal longtemps négligé sous nos cieux. Ce qui fonde celui-ci, selon la vision bien datée qu’en nourrit cet ancien officier du génie, directeur de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de 1816 jusqu’à sa mort, est exposé notamment dans son Mémoire contenant quelques réflexions sur des notions fondamentales en géométrie (1820). Il ne s’éloigne pas de ces préoccupations, bien au contraire, quand il y va d’essais sur la stabilité ou la mécanique des voûtes, dans lesquels les infinitésimaux sont aussi centraux. En lui s’opère la synthèse du mathématicien et de l’ingénieur. Continuer à lire … « Le royaume avait besoin de savants »

« Les Belges deviennent effrayants à force de patriotisme »

Ce propos de Léon Chomé date de 1905. Le courant nationaliste qui, pendant et après la Grande Guerre, rêva d’une Belgique agrandie, n’était pas qu’une fièvre passagère: il avait des racines profondes et des tenants dans les trois partis. Mais face aux Alliés, la « Belgique martyre » ne pouvait pas pousser le bouchon trop loin (1914-1919)

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Pierre Nothomb photographié à Sainte-Adresse quand le gouvernement belge en exil y était installé. (Source: Centre d’archives et de documentation du Centre permanent pour la citoyenneté et la participation (CPCP), Bruxelles, https://cpcp.ideesculture.fr/index.php/Detail/entities/221 )

Il est permis de souhaiter pour son pays un sort plus enviable que celui où Clémenceau cantonnait la Belgique: « un Etat auxiliaire destiné à se mouvoir à l’ombre de la France » . Pendant et après la Première Guerre mondiale, nombreuses et de tous horizons politiques furent les personnalités en vue de la « poor little Belgium » qui conçurent ou appuyèrent des projets de territoire accru, d’influence renforcée, de statut international amélioré. Mais les ambitions les plus hautes, pour ne pas parler des plus folles, avaient peu de chances de se concrétiser. Elles devaient se briser sur les récifs de la diplomatie.

Incarnation de ce temps « où les Belges rêvaient » , le Comité de politique nationale (CPN), fondé par l’écrivain et futur sénateur Pierre Nothomb, a fait l’objet d’un exposé parmi la trentaine inscrits au programme du colloque « La Belgique et les traités de paix » , réuni au palais des Académies à Bruxelles du 9 au 11 mai 2019 [1]. En charge du sujet, Francis Balace, professeur émérite de l’Université de Liège (ULiège), n’a pas manqué de surprendre l’auditoire en livrant les noms de certains des plus chauds partisans d’une grande Belgique lorgnant vers la Prusse wallonne, la Flandre zélandaise, le Limbourg hollandais et le grand-duché de Luxembourg.

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Pédaler sous la botte allemande

Du rôle des carabiniers cyclistes aux ersatz de Tours de Flandre ou de Belgique sur vélodrome, la bicyclette est restée omniprésente pendant la Grande Guerre. Nombre de coureurs vedettes se sont illustrés, notamment dans l’aviation et l’espionnage, alors que les civils rusaient pour que leurs deux-roues ne soit pas réquisitionnés (1914-1918)

Pas de petits sujets en histoire: ainsi pour les pratiques du cyclisme à travers lesquelles s’éclairent bien des pans de la vie sociale, économique, culturelle… La remarque vaut a fortiori en temps de guerre, quand tous les moyens de déplacement sont mis à contribution. Et elle vaut particulièrement dans notre pays, qui gagna ses premiers galons en la matière bien avant qu’Eddy Merckx ne vienne au monde.

Léopold II, déjà, avait conçu le projet de faire de la Belgique un pays phare du nouveau sport. C’était en 1893, alors qu’il recevait à Laeken le champion verviétois André Henry, devenu un héros national après avoir remporté la première édition de Paris-Bruxelles. En plein essor à la « Belle Epoque » , les deux-roues sont restés omniprésents pendant les années du premier conflit mondial, au front comme dans le quotidien des civils. L’exposition Koersen in de Groote Oorlog, montée à Audenarde en 2018 par le Centrum Ronde van Vlaanderen, s’est révélée à cet égard riche d’enseignements, rendus durables par un livre publié en parallèle (avec un volet substantiel consacré à l’avant-guerre). A l’auteur de l’ouvrage, le journaliste spécialisé Patrick Cornillie, rien de ce qui pédale n’est manifestement étranger [1].

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Donner la Wallonie à la France de Vichy ?

Les archives de Georges Thone, figure influente du mouvement wallon, ont jeté une lumière crue sur les ouvertures faites en faveur du rattachisme au gouvernement du maréchal Pétain. Certains des acteurs de cet épisode ont développé des conceptions racistes ou ethnicistes, allant jusqu’à envisager des transferts de population (1940-1943)

En 1940, il se mettait bien à l’écart de « la tourbe des métèques » . En 1943, il qualifiait de « gangsters » les groupes de résistants armés. Installé à Nice pendant la guerre, il envisageait, dans un rapport de janvier 1941 destiné au gouvernement de Vichy, la possibilité de « régler sur la base du racisme » la question de l’Alsace-Lorraine et celle de la Wallonie… Peu nombreux sont ceux qui le savent et moins nombreux encore ceux qui pourraient l’imaginer: il y a à Liège une rue qui porte le nom de l’auteur de ces propos, l’éditeur et imprimeur Georges Thone (1897-1972).

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Georges Thone: un passé dérangeant que beaucoup ont préféré oublier ou minimiser. (Source: photo Le Grand Liège asbl; n. 1, p. 14)

Ce personnage aussi discret qu’influent apparaît au premier plan dans l’épisode, bien connu des historiens – mais nettement moins du grand public –, des ouvertures faites au gouvernement du maréchal Pétain par des militants du mouvement wallon, tendance rattachiste. En 2004, l’historien Hervé Hasquin (Université libre de Bruxelles), par ailleurs alors ministre-Président de la Communauté française, avait apporté au dossier une étude des plus révélatrices, basée notamment sur des archives inexploitées de Thone que le hasard avait mises en sa possession. C’est peu dire que l’ouvrage, récemment réédité et enrichi [1], a fait réagir. C’est qu’il donnait de l’ampleur à ce qui contredit radicalement un certain récit régional, en montrant que les propensions à la collaboration ou à l’opportunisme dans la défaite n’ont pas été l’apanage des nationalismes du Nord. En a résulté ce que le professeur Hasquin a appelé une omerta, en tout cas dans les milieux « wallingants » , alors que leurs adversaires, après la Libération, n’ont pas manqué de faire des gorges chaudes de ces amours temporaires du Coq hardi et de la Francisque.

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