
« Mon cher M. Wodon, je ne puis assez vous dire combien j’apprécie hautement votre concours, la sagesse et la clarté de vos conseils » . Ainsi s’exprime Albert Ier, le 13 août 1933, dans une lettre adressée depuis Lucerne en Suisse à son chef de cabinet. Ce n’est là qu’une des nombreuses marques d’affection du Roi envers celui qui est entré à son service en 1926 et restera en fonction sous son successeur jusqu’à sa pension, en 1938.
Docteur en droit, professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB), directeur de l’école de Commerce Solvay, secrétaire général du ministère des Affaires économiques, Louis Wodon (1868-1946) a certes rejoint le monde des hauts dignitaires de la Cour en affichant une belle palette de compétences. Mais il s’est aussi révélé un prolifique lanceur d’idées, en faveur notamment d’une réforme de l’Etat par laquelle « l’ordre dans le droit » serait restauré et la fonction royale (re)trouverait une place centrale. Ces conceptions ont été exprimées, non sans soulever des vagues, dans une étude publiée en 1942 par la classe des lettres de l’Académie royale. Elles sont surtout détaillées dans de nombreux avis et notes conservés aux Archives du Palais. Ceux-ci constituent les sources principales de l’étude que Linde Declercq (Universiteit Gent) a consacrée à la pensée « wodonienne » [1].
Qu’est-ce qui fait courir ce natif du village de Roux (Charleroi), fils d’un employé des Postes qui a gravi tous les échelons pour finir directeur général du ministère ? Sa souche n’est pas dans la tradition royaliste et catholique. De conviction libérale, il cultive des amitiés dans tous les partis et s’il renoue pleinement avec la foi, c’est au terme de sa vie. La prise de conscience de l’inefficacité de l’administration, liée notamment à l’influence du politique, a pu produire un déclic. Elle a en tout cas préoccupé au plus haut point l’enseignant et chercheur en charge du droit administratif à l’ULB à partir de 1912.
Mais le mal est plus général: le ver a envahi tout le fruit! Comme chef de cabinet du Souverain, Louis Wodon oriente dès lors sa réflexion vers la nécessité d’un retour à la lettre de la Constitution belge et d’une éradication des pratiques qui s’en sont éloignées. En point de mire, il a les effets délétères du glissement vers le régime parlementaire sous contrôle des partis auquel la fin de l’unionisme a ouvert la voie en 1839. Parmi les dispositions à rétablir, la nomination et la révocation des ministres par le Roi, telles qu’inscrites dans la Loi fondamentale, constituent une pièce maîtresse. Ainsi que l’écrivait Léopold Ier en 1836 au chef du gouvernement Barthélemy de Theux de Meylandt [2], « le ministre n’a d’autorité qu’autant qu’il est ministre du Roi » . Dans les questions d’importance majeure, plaide le principal conseiller d’Albert Ier, le chef de l’Etat doit avoir un réel pouvoir d’intervention politique. Aussi le droit de procéder à la dissolution des chambres est-il essentiel et inaliénable: il exprime le rôle modérateur de la Couronne. Il importe de même de rétablir « non pas le droit de veto (royal), puisqu’il n’a pas cessé d’exister, mais l’exercice de ce droit » , lit-on dans une note du 28 septembre 1933.
Ce disant, le juriste n’ignore certes pas la responsabilité ministérielle. Mais celle-ci, loin de limiter l’action autonome du Roi, doit être considérée comme un pur transfert destiné à préserver l’inviolabilité de sa personne. L’argument est déduit du libellé même de l’article 63 de la Constitution dans sa mouture de 1831 (article 88 actuel): « La personne du Roi est inviolable, ses ministres sont responsables » . Et de citer en exemple les arrêtés-lois pris par le « Roi chevalier » pendant la Grande Guerre.
La formule de prestation de serment ne manifeste pas moins la prééminence royale aux yeux de son défenseur. Le Souverain, en effet, ne s’y engage pas uniquement à observer la Constitution et les lois: il lui incombe aussi de préserver l’indépendance et l’intégrité du territoire national. Ce devoir fait de lui un « supérieur indiscutable » , un arbitre et une autorité suprêmes, au-dessus des trois pouvoirs. « En Belgique, fait valoir Wodon, l’usage, plus que centenaire, a fait apparaître que le pouvoir du Roi est essentiellement un pouvoir modérateur supérieur (ou si l’on veut un pouvoir arbitral suprême) aux trois pouvoirs classiques, et qui dépasse par conséquent même le pouvoir exécutif accordé au Souverain par la lettre de la Constitution » . Citation de Léopold Ier, encore, à l’appui, en 1835 cette fois: « Les Néo-Français disent: « Le Roi règne, mais il ne doit pas gouverner » . Moi, dans des proportions plus modestes, je crois nécessaire qu’il fasse les deux » .

Mais l’édifice requiert aussi qu’il soit mis fin à l’impuissance des gouvernements eux-mêmes. Au pouvoir exécutif doit être restitué « tout ce que l’électoralisme lui a peu à peu enlevé » (note de 1933). Les ministres doivent être les vrais décideurs (le conseil des ministres seulement en dernière instance) et les cabinets ministériels, où les partis casent impunément « des agents politiques ou d’incompétents mêle-tout » , doivent disparaître ou être réduits au minimum. Quant au Parlement, il n’a pas pour mission de discuter le programme du gouvernement mais bien de le mettre en œuvre, de le couler dans des lois. Les élus peuvent refuser le budget proposé par l’exécutif, mais non sur la base d’un désaccord politique: uniquement pour des raisons de nature financière. Le droit d’interpellation, en outre, est dépourvu de fondement constitutionnel. En 1937, Louis Wodon trouve dans le gouvernement extraparlementaire mené aux Pays-Bas par Hendrik Colijn, avec qui il a eu une entrevue, matière à illustrer son propos.
A bien des égards, les idées soutenues par le grand commis du Palais apparaissent en harmonie avec un certain air du temps de l’Entre-deux-guerres. Il faut cependant se déprendre des amalgames hâtifs. Celui qui n’a pas de mots assez durs pour la classe politique « incompétente, médiocre et malveillante » n’en rejette pas moins toute forme de dictature ou d’absolutisme royal. Et il ne nourrit pas davantage d’admiration pour ce qu’il appelle « la tourmente fasciste » . Deux dépassements de bornes se trouvent dans son collimateur: la propagande séparatiste et les manifestations militantes. On imagine le tollé que susciterait, de nos jours, sa proposition de les interdire légalement! La justification, dans le premier cas, est que l’existence et l’unité de la Belgique font partie des données antérieures et supérieures à la Constitution. Pour le Congrès national aussi, le sécessionnisme devait être considéré comme un délit. Dans le second cas, il s’agit d’appliquer l’article 19 (article 26 actuel), la rue ne pouvant être abandonnée à la subversion. Hors de ces mesures qui ne touchent nullement « la masse des citoyens » , les libertés fondamentales demeurent intactes: « C’est donc une grave erreur de croire qu’il n’est pas possible de constituer un gouvernement autoritaire sans toucher à ces libertés. Liberté individuelle, inviolabilité de domicile, liberté d’opinions, liberté de presse, liberté des cultes, liberté d’association, toutes seraient respectées dans les limités de la Constitution bien entendu » . Dans cette perspective, l’illicéité des rassemblements dans l’espace public constitue à la limite une protection car « qu’on y prenne bien garde: c’est la liberté des foules qui tuera la liberté individuelle » (note de 1933).
Curieusement, Linde Declercq ne fait pas état de l’avis des premiers destinataires des notes Wodon. Il n’y a cependant guère de doutes à cet égard. A propos d’un de ses textes « les plus aboutis » , celui de septembre 1933, le roi Albert et son chef de cabinet sont tout à fait sur la même longueur d’onde, assure Emmanuel Gerard (Katholieke Universiteit Leuven), citant Marie-Rose Desmed-Thielemans (Université libre de Bruxelles): « Jamais le secrétaire du Roi n’aurait osé s’aventurer à répandre de pareilles idées dans le monde politique, s’il n’avait été soutenu et encouragé par le Souverain à le faire » . Quant à Léopold III, poursuit Gerard, il « connaît le mépris de son père pour les hommes politiques ainsi que les idées de Wodon. Il est évident qu’il s’est, en tant que jeune Souverain, inspiré de ces conceptions » [3].
L’historienne démontre en revanche sans peine que Wodon est en désaccord avec les constitutionnalistes orthodoxes – ou d’une autre orthodoxie ? – de son époque. Et a fortiori de la nôtre, après les révisions à la baisse des prérogatives royales liées à la crise de la guerre et de l’après-guerre. Mais les meilleurs experts du droit public n’expliquent pas le pouvoir modérateur et conciliateur qu’ont malgré tout, bien souvent et même récemment exercé nos souverains, protégés qu’ils sont des influences extérieures par l’hérédité et l’inviolabilité. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, c’est le cas de dire que les faits sont têtus.
P.V.
[1] « Louis Wodon (1868-1946), kabinetschef van Albert I en Leopold III: gangmaker van een autoritaire hervorming van de Staat met een centrale rol voor de Koning ? » , dans Pro memorie. Bijdragen tot de rechtsgeschiedenis der Nederlanden, jaargang 21, n° 1, 2019, pp. 90-117. https://verloren.nl/tijdschriften/pro-memorie, Uitgeverij Verloren, Torenlaan 25, 1211 JA Hilversum, Nederland.
[2] Que Linde Declercq réduit, à tort, au rang de « simple » ministre des Affaires intérieures.
[3] « Léopold III, le gouvernement et la politique intérieure » , trad. du néerlandais, dans Léopold III, dir. Michel Dumoulin, Mark Van den Wijngaert & Vincent Dujardin, Bruxelles, Complexe (coll. « Questions à l’histoire » ), 2001, pp. 55-78 (59-60 et n. 8).