Un historien face aux apparitions de Beauraing

Il y a 40 ans, le père Camille-Jean Joset, professeur émérite des Facultés de Namur, entreprenait la réunion, l’exploitation et la publication des sources relatives aux événements survenus dans la bourgade famennoise. Des faits proclamés surnaturels par l’autorité ecclésiale passaient au crible de la critique historique (1932-1933)

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Les enfants récitant le chapelet après les apparitions. (Source: Mgr Fernand Toussaint & Camille-Jean Joset s.j., « Beauraing. Les apparitions » , n. 2, p. 75)

Entre le 29 novembre 1932 et le 3 janvier 1933, la Vierge est-elle apparue à plusieurs reprises à un groupe de cinq enfants de Beauraing ? Nous pouvons l’affirmer « en toute sincérité et prudence » , déclarait l’évêque de Namur Mgr André-Marie Charue dans une lettre publiée le 2 juillet 1949. Etaient dès lors validés les messages recueillis dans le jardin du pensionnat Notre-Dame du Sacré-Cœur par Andrée et Gilberte Degeimbre, Albert, Fernande et Gilberte Voisin, âgés de 9 à 15 ans, messages par lesquels la « dame en blanc » avait appelé à la prière, demandé qu’on vienne en pèlerinage, fait voir son cœur maternel et évoqué sa médiation en vue de la conversion des pécheurs. En plus de trois secrets bien gardés par leurs trois dépositaires…

La reconnaissance épiscopale n’allait pas éteindre, loin de là, les polémiques portant sur la (sur)nature des faits, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du monde catholique. Aussi Mgr Charue, en 1977, au terme de sa vie et à l’approche du 50è anniversaire de l’événement, souhaita-t-il « la publication de travaux scientifiques, susceptibles de dissiper les doutes qui subsistaient encore » . Sur sa proposition, un comité fut constitué, présidé par Mgr Fernand Toussaint, vicaire général du diocèse, l’enquête historique étant confiée au père Camille-Jean (ou Camille) Joset s.j., professeur bientôt émérite des Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix (FUNDP, aujourd’hui Université de Namur).

Ainsi était engagée dans l’entreprise une figure majeure de la vie académique. Né à Arlon, docteur en philosophie et lettres (Louvain) et en droit (Nancy), auteur d’une thèse portant sur les villes au pays de Luxembourg (1166-1383), le père Joset (1912-1992) fut également administrateur général des FUNDP. Engagé dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, il y œuvra conjointement avec son père, journaliste et homme politique arrêté en 1942, au sein du Mouvement national belge et comme directeur du journal clandestin La Voix des Belges [1].

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Le père Camille Joset en 1984. (Source: « Petite histoire d’un département universitaire namurois » , n. 1, p. 17)

Bien que l’appel fait à sa contribution pour l’examen du cas Beauraing n’ait suscité en lui, de son propre aveu, « aucun enthousiasme » mais une acceptation par sens du devoir et du service, le jésuite se livra, si l’on ose dire, à un véritable travail de bénédictin. De 1981 à 1984, pas moins de cinq volumes virent ainsi le jour, en plus d’un ouvrage de vulgarisation [2]. « Depuis 1980, j’ai réuni, classé, exploité tous les documents, puis me suis entièrement plongé dans un laborieux travail » (Dossiers…, 5, p. 157), consistant notamment à « écouter » les témoignages écrits, « lentement, sans les brusquer » (Dossiers…, 4, p. 327), confia en fin de parcours celui qui avait notamment enseigné la critique historique et s’était efforcé de l’appliquer en toute rigueur au sujet qui lui était soumis. Si la Vierge est réellement apparue, « ce n’est pas à l’historien de le déclarer » (Dossiers…, 4, p. 329), écrira-t-il. Le chrétien en lui s’était rangé sur cette question à l’avis de l’autorité religieuse compétente, tout en précisant que sa foi et sa dévotion envers la Vierge n’étaient pas spécialement à l’affût d’apparitions (Dossiers…, 4, pp. 5-6). Le chercheur n’en fit pas moins émerger, de la vérification et de la confrontation des sources, assez d’indices et de données factuelles pour étayer un récit devenu plausible à ses yeux.

La nécessaire circonspection, il n’avait eu nul besoin de la plaider auprès d’une hiérarchie ecclésiale elle-même convaincue qu’elle « doit toujours se montrer d’une grande réserve dans cette matière particulièrement délicate » , ainsi que l’écrivait Mgr Paul-Justin Cawet, évêque coadjuteur de Namur, à l’abbé Léon Lambert, doyen de Beauraing, dès le 6 décembre 1932 (Dossiers…, 4, p. 62). L’épiscopat, suivi plus tard par le Saint-Office romain, est allé un temps jusqu’à interdire les pèlerinages dans la bourgade famennoise et même les publications la concernant. La reconnaissance n’est venue que seize années plus tard, après une longue enquête. La même attitude devait prévaloir face aux manifestations mariales survenues peu après à Banneux (janvier-mars 1933), reconnues en 1949 également, sur base des avis de commissions et d’experts, par l’évêque de Liège Mgr Kerkhofs.

Sans en dissimuler l’ampleur, les Dossiers de Beauraing abordent les différentes catégories d’objections qui, à défaut d’empêcher le jugement favorable de l’évêque du lieu, l’ont sans doute retardé et lui ont largement survécu: les tentatives catholiques et rexistes de récupération politique, auxquelles les petits Beaurinois ne pouvaient mais; le grand nombre de prétendus phénomènes étranges venus se greffer autour de Beauraing et Banneux, nullement reconnus et mis sur le compte de la contagion; l’absence de vocation religieuse parmi les cinq voyants qui, contrairement à une Bernadette Soubirous (Lourdes) ou à une Lucie Dos Santos (Fatima), ont tous fondé une famille, argument auquel Albert Voisin répondit avec humour qu’il ne savait pas que le sacrement de mariage était un péché.

Pour Camille Joset, l’épreuve décisive est ailleurs, dans le recoupement des témoignages: « Fait exceptionnel dans l’histoire de toutes les apparitions, ils sont cinq à voir, témoins directs, et ce à de multiples reprises, cinq longues semaines durant, dans des circonstances de publicité et de bousculade invraisemblable. Ils sont différents d’âge, de tempérament, de culture. Aucune contradiction n’est établie dans leurs propos… » (Dossiers…, 4, p. 328). Des médecins surtout, nullement complaisants, voire agressifs, les isolent et les interrogent séparément, s’efforçant de les mettre en difficulté. Exemple quand il est demandé à Gilberte Voisin, le 19 décembre, si la Vierge avait « toujours sa ceinture » . Réponse: « Elle n’a pas de ceinture » (Dossiers…, 4, p. 174). Le doyen Lambert soumet aux enfants, séparément toujours, 75 images de Notre-Dame: ils en écartent spontanément 73 pour n’en garder que deux « plus ressemblantes » (Dossiers…, 4, p. 329). La concordance des propos ne sera jamais démentie ultérieurement. Au printemps 1935, appelés à trouver, entre 44 teintes de bleu, la plus proche de la couleur des reflets sur la robe de Marie, les quatre présents (Gilberte Degeimbre étant alors en France) choisiront la même sans avoir eu la possibilité de se concerter (Dossiers…, 5, p. 51).

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Une messe sur le site marial en été 1937. (Source: Mgr Fernand Toussaint & Camille-Jean Joset s.j.,  « op. cit. » , p. 144)

   D’une sincérité sans faille, les voyants ont avoué spontanément n’avoir pas toujours entendu la même chose au même moment. Mais ceux qui les approchent sont surpris par la cohérence de leurs déclarations dont aucune, même quand ils sont bombardés de questions, n’apparaît contestable au regard de la théologie, alors qu’ils ne peuvent en être que largement ignorants. La simultanéité des gestes au moment des apparitions frappe aussi les contemporains. « En même temps les enfants étaient tombés à genoux avec un ensemble qui n’a pu être ni concerté ni commandé par un premier geste de l’un d’eux » , relate Georges Lamotte, président honoraire du tribunal de première instance de Dinant, présent à Beauraing le soir du 3 janvier. Et d’ajouter qu’ « après deux ou trois dizaines de chapelet, brusquement avec un ensemble aussi frappant que ci-dessus, les enfants s’arrêtent après ces mots: je vous s'(alue) » (Dossiers…, 4, p. 246). Tout cela devant les milliers de personnes qui affluent depuis que la presse a commencé à évoquer « les faits mystérieux de Beauraing » .

Les guérisons médicalement constatées mais inexpliquées, au cours de l’été 1933, de deux pèlerines flamandes, l’une atteinte d’ostéomyélite, l’autre de myome à la matrice, sont déclarées miraculeuses en 1949 par Mgr Charue. Ce décret entérine ipso facto les apparitions. Au moins le pontife s’est-il donné plus de temps et de recul que les « ténors de la polémique » qui n’avaient assisté qu’à une seule séance d’audition des fils et filles Degeimbre et Voisin (Dossiers…, 4, p. 182). Un numéro de la revue parisienne Etudes carmélitaines, qui fit grand bruit en rendant un verdict négatif et se voulant définitif, était paru trois mois à peine après les événements. L’historien des Facultés de Namur entend pour sa part montrer comment les hypothèses réductrices au « naturel » (autosuggestion, simulation…) contredisent des faits bien établis, tout en saisissant quels présupposés ont orienté les critiques [3].

La sentence épiscopale laisse ouverte la question de savoir selon quelles modalités s’est opérée cette irruption de l’éternel dans le temporel, de l’invisible dans le visible: par des facteurs situés en dehors des voyants mais perceptibles par eux seuls ou par des activités déclenchées au-dedans de leurs facultés sensitives ou mentales ? Et s’il fut demandé aux fidèles « respect et confiance » , la reconnaissance ne constitue en tout cas pas un dogme (Dossiers…, 2, pp. 20-21). Force est seulement de constater que quatre décennies après les Dossiers de Beauraing, personne n’a entrepris de réfuter par une contre-enquête les pièces innombrables que le père Joset y a versées.

P.V.

[1] Petite histoire d’un département universitaire namurois, publication accompagnant l’exposition, Namur, Ceruna – Département d’histoire des Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, 2004, http://perso.fundp.ac.be/~ahan/expo2004/accueil/cat01.pdf (en libre accès), pp. 17-18. – Pour une biographie complète, on se reportera à Paul WYNANTS, Le père Camille-Jean Joset (1912-1992), Namur, Presses universitaires de Namur, 2010.

[2] Dossiers de Beauraing, 1: Thomas-Louis Heylen, 26è évêque de Namur (1899-1941), président du comité permanent des Congrès eucharistiques internationaux (1901-1941), confronté aux apparitions de Beauraing; 2: André-Marie Charue, 27è évêque de Namur (1941-1974) reconnaît les apparitions (documents); 3: Au rendez-vous de Notre-Dame. Message d’un demi-siècle 1932-1982; 4: Sources et documents primitifs inédits antérieurs à la mi-mars 1933; 5: Enquêtes officielles 1933-1951, Beauraing-Namur, Pro Maria – Recherches universitaires, 1981-1984, 43-177-96-339-160 pp. Le panorama historique d’ensemble, Beauraing. Les apparitions, a été coécrit avec Mgr Fernand Toussaint, Paris, Desclée De Brouwer (coll. « Sanctuaires, Pèlerinages, Apparitions » ), 1981, 220 pp. Sur la première réaction du père Joset quand l’évêque de Namur fit appel à lui: Dossiers…, 4, p. 6 et 5, p. 157.

[3] Il n’est, bien sûr, pas illogique de se demander si un père jésuite, fût-il historien patenté, offre toutes les garanties d’objectivité dans l’approche d’une question touchant à la réalité – ou non – d’un phénomène surnaturel. Mais la question serait tout aussi pertinente s’il s’agissait d’un chercheur appartenant à la laïcité militante. Quel que soit l’auteur, il convient donc de s’en tenir à l’essentiel qui réside dans les sources, leur vérification et leur confrontation.

Une réflexion sur « Un historien face aux apparitions de Beauraing »

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