Des passions américaines pour les émaux mosans

Nos chefs-d’oeuvres abondent aux Etats-Unis où les collectionneurs ont alimenté les fonds muséaux. Parti à la recherche de ces joyaux, Philippe George en a fait le fil rouge d’une histoire de l’art jusqu’en 1789 dans l’espace wallon actuel. L’orfèvrerie ainsi que les pierres et marbres constituent des traits saillants de cette aire culturelle

Quand, en visite à New York, vous pénétrez dans le bâtiment principal du Metropolitan Museum of Art (Met) et y gagnez les salles consacrées à la vieille Europe, c’en est fini du dépaysement éprouvé en parcourant la ville de toutes les démesures. Retour au bercail! Une partie de la section médiévale se trouve ici, une autre au musée des Cloîtres, dans le nord de Manhattan. Le premier noyau fut le don de quelque deux mille objets du richissime financier John Pierpont Morgan par son fils en 1917. L’année de l’entrée en guerre des Etats-Unis: comme s’il avait fallu souligner, à ce moment, nos racines communes… Aujourd’hui, la collection est une des plus exhaustives du monde.

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Caricature de John Pierpont Morgan (1837-1913) faisant venir à lui des œuvres d’art du monde entier avec un aimant en forme de dollar. (Source: Pierpont Morgan Library, New York; n. 1, p. 27)

Arrêt devant une tapisserie représentant l’Annonciation, provenant de nos Pays-Bas méridionaux et datée du XVè siècle. Une inscription précise que la pièce est arrivée ici à la suite d’un don, « à la mémoire de son mari » , de la veuve de Harold Irving Pratt, industriel pétrolier et philanthrope, mort en 1939. Un peu plus loin, un « berceau de l’Enfant-Jésus » , du XVè siècle également, en bois décoré et doté de couvertures bordées de perles, a passé sa vie antérieure au Grand Béguinage de Louvain. Un don encore, à la mémoire de l’antiquaire Léopold Blumka. Ce n’est là qu’un début. Parmi bien d’autres de notre continent, aura-t-on jamais le temps de s’arrêter devant tous ces Van Eyck, Van der Weyden (ou de La Pasture), Bruegel l’Ancien, Rubens et autres Christus… ? Et qu’il s’agisse de peinture, de sculpture ou d’arts décoratifs, partout se vérifie à quel point la générosité, même posthume, des collectionneurs fortunés a contribué à ces fonds muséaux faramineux.

Le Met ne fut qu’une étape pour Philippe George, conservateur honoraire du Trésor de la cathédrale de Liège, auteur d’un beau livre où plus de 130 œuvres, nées dans l’espace wallon actuel et dispersées dans 24 musées américains, constituent le fil rouge d’une histoire générale de l’art « au sud de la Flandre et de Bruxelles » , de la préhistoire à 1789, architecture incluse [1]. Illustré également des grands joyaux demeurés de ce côté-ci de l’Atlantique, le livre est composite et de synthèse avec, par surcroît, des informations originales, notamment sur l’orfèvrerie mosane, les marbres du XIVè siècle et la sculpture gothique. Aucune prétention à l’exhaustivité et pour cause: il a été, paraît-il, calculé qu’il faudrait une vie entière rien que pour visiter tous les lieux d’expositions permanentes des Etats-Unis!

L’expatriation d’une partie importante de notre production artistique acquise à grands coups de dollars n’a certes pas fini de nous questionner. D’aucuns déploreront cet éloignement comme d’autres se féliciteront de voir investis du rôle d’ambassadeurs maints objets ayant, au bout du compte, reçu une destination publique. Chez nous, il en est sûrement qui se seraient entassés dans des réserves inaccessibles. « Très souvent, relève en outre Philippe George, les collectionneurs américains ont attiré l’attention sur l’importance des œuvres et les ont protégées. Sans eux, elles n’auraient peut-être pas survécu » (p. 391). Depuis que la pluie a percé les plafonds de certains musées fédéraux, nous savons qu’il n’est nul besoin d’une nouvelle furie iconoclaste ou de nouveaux pillages français ou allemands pour qu’on doive, à niveau moindre certes, parler de menace…

Par ailleurs, le rapport de l’Oncle Sam à la culture européenne n’est pas substantiellement différent de celui que nous entretenons avec la Rome, la Grèce et la Jérusalem antiques. Il s’agit, en tout cas pour beaucoup, d’un retour aux sources et aux ancêtres. Avec les Pays-Bas historiques, d’où sont partis nombre de pionniers des colonies américaines – dont notre Pierre Minuit [2] –, s’impose en plus un sentiment de proximité renforcé, dans le cas des seules Provinces-Unies (les Pays-Bas actuels), par le lien protestant.

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Le  triptyque de Stavelot (XIIè siècle), « sans doute l’œuvre mosane la plus exceptionnelle conservée outre-Atlantique ». (Source: Pierpont Morgan Library, New York; n. 1, p. 139)

Pas de surprise pour les XVè et XVIè siècles: au Nouveau Monde comme ailleurs, ce sont les grands noms nordistes, tels ceux cités plus haut, qui se taillent la part du lion. C’est en remontant au cœur du Moyen Age que l’historien se sent le plus « fîr d’esse Walon » . En particulier, les émaux mosans et rhéno-mosans, que Philippe Verdier (Université de Montréal), déjà, inventoria dans les années ’70 du siècle dernier, trouvent acquéreurs à prix d’or. L’engouement se concrétise aussi dans les vitrines des institutions et fondations. Conservé à la Pierpont Morgan Library de New York – ce qui identifie son acheteur –, le  triptyque de Stavelot (XIIè siècle), merveille d’émaillerie, constitue « sans doute l’œuvre mosane la plus exceptionnelle conservée outre-Atlantique » (p. 146). Egalement au nombre « des highlights wallons aux Etats-Unis » (p. 131), le phylactère du XIIè siècle acquis par le Museum of Arts de Cleveland en 1926 illustre la doctrine chrétienne relative au rôle de la Vierge Marie (« phylactère » , terme très polysémique, désigne ici un style de mini-châsse). Et voici encore « un monument de l’art mosan » , cette fois selon les termes de Philippe Verdier (cité p. 136), avec la croix, « vrai chef-d’œuvre de l’émaillerie mosane de la grande époque vers 1170 » (p. 137), à voir à la Walters Art Gallery de Baltimore, qui conserve également un pignon-reliquaire de sainte Ode d’Amay. Les Wallons seraient en outre fondés à revendiquer « deux des plus prestigieux objets d’art de la National Gallery de Washington, le Louvre américain » (p. 165), à savoir un corpus de Christ en bronze (XIIè siècle) et un aquamanile (destiné à verser de l’eau) en forme de lion (v. 1120-1130). On retrouvera l’orfèvrerie mosane jusque dans la reliure (v. 1070) contenant « le plus ancien écrit namurois conservé » (p. 124), qui se trouve au Getty Institute de Los Angeles.

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Phylactère (mini-châsse) mosan du XIIè siècle illustrant la doctrine chrétienne relative au rôle de Marie. (Source: Museum of Arts, Cleveland; n. 1, p. 130)

Parmi les représentants des autres formes artistiques, la tapisserie s’avère amplement présente, notamment au Met, tant elle est appréciée des Américains. « La tradition orale à Liège garde encore le souvenir de John Pierpont Morgan venant acheter les tapisseries qui décoraient l’église Saint-Antoine! » relate Philippe George (p. 260). On mentionnera encore les fonts baptismaux en pierre comme celui de Wellen (XIIè siècle), placé dans l’abside espagnole de Fuentidueña reconstruite aux Cloîtres new-yorkais, ou encore les calvaires tel celui, en chêne polychrome, du Museum of Art de Philadelphie, provenant peut-être de l’église d’Oignies (XVè siècle), sans oublier le domaine pictural, du diptyque attribué à Van der Weyden, partagé entre Los Angeles et Londres (v. 1430), aux tableaux de Léonard Defrance au Met en passant par Bertholet Flémal à Ann Arbor (Université du Michigan) ou Gérard de Lairesse au Met, à Philadelphie et à Williamsburg… Bien sûr, on en passe et beaucoup…

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Croix datée des environs de 1170, « vrai chef-d’œuvre de l’émaillerie mosane de la grande époque ». (Source: Walters Art Gallery, Baltimore; n. 1, p. 136)

Chemin faisant, l’ancien responsable muséal s’est aussi interrogé, comme beaucoup l’ont fait avant lui et le feront après, sur la manière de qualifier l’identité des créations enfantées sous nos cieux. Sa conclusion à cet égard, fondée sur « l’évolution de la régionalisation en Belgique » , est « qu’il faut maintenant parler d’ « art wallon » toutes périodes confondues: pas seulement l’art d’aujourd’hui mais l’art du temps passé, tout anachronique que puisse paraître l’adjectif « wallon » projeté dans le Moyen Age ou dans la préhistoire » (p. 29). Le mot « wallon » , en effet, s’est d’abord appliqué à la population des Pays-Bas bourguignons s’exprimant en idiomes romans. La principauté de Liège, beaucoup plus étendue que la province actuelle, n’en faisait pas partie… Beaucoup, dès lors, ne suivront pas Philippe George, même s’il y met toutes les précautions d’usage. « L’art wallon n’existe pas, il n’y a pas de spécificité de l’art wallon, cela ne résiste pas à l’analyse de l’histoire de l’art » , déclarait péremptoirement l’ancien directeur général des Musées communaux liégeois Constantin Chariot [3]. Pour des raisons similaires, ainsi qu’il nous est rappelé dans le présent ouvrage, Paul Fierens, qui présida aux destinées des Musées royaux des Beaux-Arts, refusait de parler d’ « art belge » s’agissant de périodes lointaines. Et pourtant, il n’a pas connu la transformation fédérale du pays.

A ces avis tranchés, on peut opposer qu’il n’est pas moins légitime de parler d’art wallon ou d’art belge que d’art occitan ou d’art toscan et d’art français ou d’art italien, pour autant que ces expressions n’impliquent aucun postulat téléologique. Il s’agit simplement de désigner ce qui a été créé au fil des âges dans un cadre géographique délimité. Et ceux qui demeurent réticents peuvent tout aussi bien marquer leur préférence pour la « solution Halkin » , du nom de l’historien, professeur à l’Université de Liège (1906-1998), qui proposa de prendre pour base nos anciens comtés, duchés, principautés…, seules réalités incontestables avant que leur convergence donne naissance aux Etats modernes… ou que ceux-ci, le cas échéant, se partagent en nouvelles régions [4]. Dans cette perspective, des monographies ou des expositions consacrées à l’art liégeois, namurois ou brabançon se justifient pleinement, sans qu’il soit pour autant interdit de rechercher des traits communs, que ce soit entre Est et Ouest ou entre Nord et Sud. Ainsi peuvent être inférées en Wallonie l’importance de l’industrie et de l’artisanat du métal, notamment précieux, au Moyen Age et à l’époque moderne, ou celle des pierres et marbres, « du silex préhistorique de Spiennes au petit granit du Panthéon de Paris, en passant par Versailles » (p. 388).

Puisse au moins cette quête des permanences ne pas être inspirée par une quelconque jalousie devant la fortune de l’épithète « flamand » , fréquemment étendue par synecdoque à des patrimoines extérieurs au comté de Flandre (de la même manière que le mot « Hollandais » est utilisé pour désigner tous les Néerlandais). Nos ancêtres n’en prenaient pas ombrage. Les artistes de chez nous qui se rendaient en Italie, même des Liégeois comme Grétry, étaient considérés ou se présentaient eux-mêmes comme des Fiamminghi [5]. Cela ne mangeait pas de pain…

P.V.

[1] Art et patrimoine en Wallonie des origines à 1789. Essai de synthèse à la lumière des collections américaines et européennes, Namur, Institut du patrimoine wallon (coll. « Les dossiers de l’IPW » , 23), 2017, 405 pp. L’Institut du patrimoine wallon est aujourd’hui l’Agence wallonne du patrimoine.

[2] Cfr notre article « De Tournai à New York… sans passer par Ohain » , 10/6/2017.

[3] Interview, 17 sept. 2008, https://www.lalibre.be/culture/politique/revolution-museale-a-liege-51b89f53e4b0de6db9b3982d.

[4] Léon-E. HALKIN, « A l’histoire générale par l’histoire régionale » , dans la Revue de l’Apiaw (Association pour le progrès intellectuel et artistique de la Wallonie), Liège, 1948, pp. 15-24.

[5] En 1995, l’exposition consacrée aux artistes des Pays-Bas et de la principauté de Liège à Rome à la Renaissance reçut pour titre Fiamminghi a Roma 1508-1608 (dir. Anne-Claire de Liedekerke, Bruxelles-Gent, Société des expositions du palais des Beaux-Arts de Bruxelles – Snoeck-Ducaju & Zoon , 1995).

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