Quand on considère l’histoire politique de la Belgique au cours des dernières décennies, quelques grands bouleversements viennent aussitôt à l’esprit: le clivage communautaire, la médiatisation, le multiculturalisme, la dilution des idéologies classiques, l’effritement des « piliers » d’appartenance (catholique, socialiste, libéral), la volatilité de l’électorat, mais aussi la personnalisation des pouvoirs comme des oppositions. « Les hommes politiques et les dirigeants politiques doivent de plus en plus s’expliquer sur leur tempérament, leurs antécédents et leur vie privée, soulignent Alain Meynen et Els Witte. La présentation, la représentation et la perception occupent une position plus centrale dans le message politique, ce qui s’explique naturellement dans une large mesure par le rôle accru de la communication et des professionnels du marketing » [1].
A l’aide d’une enquête comparative menée sur les candidats aux élections fédérales de 2007, 2010 et 2014 (Comparative Candidate Survey, CCS), deux professeurs et un chercheur de l’Université catholique de Louvain ont entrepris d’analyser de plus près les déterminants de ladite personnalisation [2]. On notera que l’ouvrage collectif dans lequel s’insère leur travail fait usage, dès son titre, d’un concept souvent considéré comme polémique mais qui se trouve validé en politologie: la particratie ( « the Belgian Partitocracy » )…
Les trois scrutins ici disséqués se sont déroulés dans des contextes différents et qui ne sont pas sans incidence sur la question qui nous occupe. Alors que ceux de 2007 et 2014 ont eu lieu aux dates régulières, celui de 2010 était anticipé d’un peu plus d’un an à la suite de la chute du gouvernement Leterme sur la scission de l’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde. En sont résultés, dans ce dernier cas, moins de temps pour composer les listes et enrôler de nouvelles têtes ainsi qu’un climat de forte polarisation peu propice à l’individualisation de la campagne. 2014, de son côté, a inauguré d’importants changements systémiques. La « mère de toutes les élections » , comme on l’a appelée, a fait convoquer les citoyens à la fois pour l’Europe, le Parlement fédéral et les Parlements régionaux. En outre et pour la première fois, les candidats ne pouvaient se présenter qu’à un seul niveau, ce qui a contraint les partis à chercher près de la moitié de leurs compétiteurs hors du sérail. Au total, 8068 personnes se sont présentées, plus du double des effectifs de 2010 (3167) ou de 2007 (3191). Parmi celles qui briguaient un siège de député fédéral, les outsiders ont représenté 47,2 % en 2014 contre 9,5 % en 2010 et 18,2 % en 2007.
En un sens, nous avons gagné en clarté. C’en était fini des duplicités institutionnalisées qu’un ouvrage satirique décrivait ainsi: « Les élections sont toujours un grand moment de confusion. Les ministres fédéraux sont candidats aux élections régionales, les ministres régionaux sont candidats aux fédérales… Après ça, il faut être triple master en sciences-po pour encore repérer qui fait quoi dans ce pays » [3]. Mais s’y est ajoutée, en Région wallonne, la restriction du nombre d’élus pouvant cumuler les mandats local et régional, ce qui a rendu la Chambre nationale beaucoup plus attractive pour quantité de bourgmestres et d’échevins. On s’est beaucoup moins bousculé aux portillons des entités fédérées.

Dans la quête de vocations politiques extérieures, les célébrités ont évidemment constitué une cible de choix. La pratique était, du reste, déjà bien ancrée et elle le demeure. Les auteurs de la présente étude ne citent pas de noms mais ils sont légion, qu’ils aient été issus des médias (Siegfried Bracke, Anne Delvaux, Florence Reuter…), du sport (Jean-Marie Dedecker, John-John Dohmen, Marc Wilmots…), de la culture (Carlo Di Antonio, Chokri Mahassine…), du monde associatif (Inge Vervotte, tout récemment François De Smet…), des affaires (Philippe Bodson…), sans oublier ceux qu’après l’affaire Dutroux, on a simplement appelés « les parents » (Carine Russo, Jean-Denis Lejeune…). Et pourtant, le succès n’a pas été forcément au rendez-vous (échecs répétés de Jean-Denis Lejeune hors de l’échelon communal) et quand il l’a été, la déception a fréquemment suivi, conduisant les uns à se délester de leur poste de parlementaire (après deux ans pour Carine Russo et Marc Wilmots), les autres à ne plus se représenter (Philippe Bodson en 2007).
« People » ou non, les externes, au cours des trois scrutins envisagés, se sont avérés proportionnellement les plus nombreux chez les écologistes flamands (Groen), alors que les sociaux-chrétiens flamands (CD&V) et les socialistes francophones (PS) en ont affiché le moins: respectivement 58 %, 28,8 % et 22,5 % en 2014. L’explication est à trouver dans une culture politique plus tournée vers la société

civile chez les verts, alors que les deux partis alors dominants pouvaient puiser dans leurs contingents importants d’élus communaux et de membres de sections locales. Le recours aux néophytes n’injecte cependant pas nécessairement plus de personnalisation dans les campagnes. Même les porteurs de sang frais qui bénéficient d’une certaine notoriété au départ se reposeront davantage que les insiders sur l’image du parti. Dans le cas d’Ecolo (francophone), la question ne se pose tout simplement pas: les statuts excluent tout vedettariat en stipulant que chaque candidat s’engage à « s’abstenir de toute publicité autour de sa propre personne en dehors de celle admise par son groupe » (octobre 2013). Explicite ou non, la propagande centrée sur le programme est aussi la règle pour les nationalistes flamands du Vlaams Belang et pour les petites formations, tenues de recruter bon nombre de colistiers hors de leurs adhérents clairsemés [4].

Et chez les « grands » ? L’analyse des sondages invite à faire la distinction entre les intentions affichées et les manières d’agir. A en juger par les premières, étonnamment, « en comparaison avec 2007 et 2010, il semble s’être produit une claire dépersonnalisation de la norme de campagne en 2014 » , indiquent les chercheurs. 71,4 % des participants au combat électoral affirment en effet avoir roulé prioritairement pour le collectif contre seulement 12,8 % pour eux-mêmes. Mais dans la pratique, les constats ne sont pas congruents. « La mère de toutes les élections » a vu trois quarts des candidats faire du porte-à-porte, apparaître sur des affiches, diffuser des flyers personnels ou insérer des publicités en leur nom dans des journaux locaux. Si l’utilisation du dernier de ces moyens apparaît moins intensive que précédemment, il faut ajouter à la panoplie les nouveaux modes de communication (réseaux sociaux…) dont les développements récents rendent malaisée une comparaison échelonnée dans le temps. Autre indice: l’existence ou non d’une équipe de campagne individuelle. Seuls 33,2 % des répondants ont déclaré s’en être passés en 2014, contre 38 % en 2007 et 45,2 % en 2010. Les questions touchant aux ressources financières engagées en vue de se faire élire, par contre, ne permettent guère de conclusions, le sujet étant largement tabou en dépit des générosités du financement public des acteurs politiques en Belgique.

Plus enclins à se mettre en avant, les insiders mobilisent les outils précités davantage que les « citoyens » invités dans la joute. Ceci ne vaut évidemment pas pour les verts et les antisystème opposés à la starification, comme on l’a dit, alors que les appuis humains et matériels abondent au sein des appareils les plus puissants, CD&V et PS, avec leurs membres, leurs sections locales et les organisations adjacentes du pilier (syndicats, mutuelles, mouvements de jeunesse, associations culturelles…) « En conséquence, ils disposent d’un plus grand réservoir d’activistes qui peuvent être facilement mobilisés pour aider le team de campagne d’un candidat » . Si ce dernier est en position d’éligibilité, le soutien est d’autant plus précieux que la chasse aux voix de préférence constitue pour lui en enjeu aussi majeur, sinon davantage, que pour ceux qui se trouvent loin derrière lui. Le paradoxe n’est qu’apparent: il s’inscrit dans le contexte de la compétition interne au parti, quand il s’agit d’acquérir ou d’asseoir une réputation de locomotive électorale.
Sans cet aiguillon, les premiers de liste ne se démèneraient guère que pour faire triompher leur couleur, tant il est rare que l’électeur arrive à modifier l’ordre dans lequel sont présentés les futurs élus et non-élus. La réforme de 2000 n’a eu, à cet égard, qu’une incidence limitée. Il en est allé de même pour les autres (tentatives de) réponses au désenchantement de l’opinion à l’égard de la démocratie parlementaire. Les formations les plus en vue ont procédé à de nombreux liftings de façade, changé de nom et de logo, lissé le discours idéologique sur les questions qui fâchent, fait amplement appel aux gourous du marketing ou des médias et, dans la foulée, poussé en avant des figures connues, aimables, aux antécédents non politiciens. Mais la concentration du pouvoir aux mains de la particratie demeure. Elle détient toujours le monopole de fait de la composition des assemblées par la désignation des comitards fidèles qui auront toutes les chances pour les uns, l’espoir élevé ou ténu pour les autres, d’aller y siéger. Pour les présidents et les états-majors, c’est là sans doute l’essentiel.
P.V.
[1] « Conjonction de crises de légitimité sur les plans économique et institutionnel (1974-2016) » , dans Histoire politique de la Belgique de 1830 à nos jours, trad. du néerlandais, Bruxelles, Samsa – Histoire, 2017, pp. 397-532 (524-525).
[2] Lieven De WINTER, Pierre BAUDEWYNS & Maximilien COGELS, « The Puzzle of Personalization of Politics: Evidence from Candidate Campaigns in Belgium 2007–2014 » , dans Candidates, Parties and Voters in the Belgian Partitocracy, dir. Audrey Vandeleene, Lieven De Winter & Pierre Baudewyns, (London), Palgrave Macmillan, 2019, pp. 131-160.
[3] Pierre KROLL & Pierre BOUILLON, Dessine-moi la Belgique. Pour comprendre l’ambiance et les enjeux avant d’aller voter, Bruxelles, Luc Pire, 2007, p. 66.
[4] On relèvera aussi la croissance du nombre de ces partis marginaux, révélatrice à tout le moins d’une insatisfaction face à l’offre politique en place: au total, 28 partis ont fait campagne en 2007, 35 en 2010, 43 en 2014.