Dans les années 1933-1934, le gouvernement belge s’est efforcé de combattre le chômage, alors en pleine croissance, par la limitation du nombre de travailleurs étrangers. Cette politique ne différait guère de celle menée en France, y compris par le Front populaire, au nom de « la protection de la main-d’œuvre nationale » . Bien de l’eau a coulé depuis sous les ponts, c’est le moins qu’on puisse dire. De nos jours, pareilles mesures seraient dénoncées dans les médias mainstream comme « populistes » ou « rappelant les heures sombres de notre histoire » ! Les Etats s’accordaient hier le droit de fixer la proportion maximale de migrants pouvant être employés dans les entreprises. Aujourd’hui, c’est de chiffres minimums ou de quotas à atteindre qu’il est question.
En 2014, devant le Voka, qui représente les employeurs, le ministre-Président du gouvernement flamand Geert Bourgeois (N-VA) déclarait faire de la lutte contre les discriminations sur le marché du travail une priorité politique. Le propos était en phase avec les objectifs régionaux ambitieux du Pacte 2020, adopté en 2009 et visant à accroître le taux d’emploi d’une série de groupes à risques (de rester au bord du chemin). En Wallonie, la promotion de la diversité dans les secteurs tant privé que public a été inscrite au programme du gouvernement formé en 2019. Celui-ci a inclus en outre un cadre légal organisant des tests de situation afin d’objectiver les phénomènes de discrimination à l’embauche. Les autres exécutifs du pays se doivent, bien sûr, de ne pas être en reste.
Mais à y regarder de près, ces efforts sont tout sauf nouveaux. « Les défis politiques en matière de diversité et d’égalité des chances pour le prochain gouvernement flamand sont en grande partie les mêmes que ceux que chaque gouvernement flamand a connus » , écrivaient Koen Van Laer (Universiteit Hasselt) et Patrizia Zanoni (idem et Universiteit Utrecht) au début 2019 [1]. Et d’annoncer, déjà, que les promesses du Pacte 2020 seraient loin d’être tenues. Ainsi pour celle de doubler (de 0,5 à 1 %) la croissance moyenne du taux d’emploi des « allochtones » , des handicapés et malades chroniques ainsi que des plus de 50 ans. Les chiffres de 2018, les plus récents disponibles quand l’étude a été publiée, étaient en bonne voie pour les aînés, les infirmes et les déficients, mais nettement plus instables pour les non-natifs et les personnes de nationalité hors Union européenne (UE). On se trouvait en outre, pour ces différents groupes, plus bas que le taux d’emploi moyen enregistré chez les vingt-huit (avant le Brexit) partenaires de l’Europe. Plus préoccupant: les buts que les ministres flamands s’étaient assignés ne sont, au sein de la fonction publique flamande elle-même, en cours de réalisation que pour les étrangers, du moins dans une conception élargie incluant jusqu’à ceux qui ont un parent néerlandais ou allemand.
Au temps des deux premières révolutions industrielles, on ne se serait pas offusqué de voir ainsi soulignée l’identité différente de ceux qui n’avaient franchi qu’une frontière pour arriver chez nous. C’était d’ailleurs le cas de la majeure partie des ouvriers non belges dont les employeurs, alors comme à notre époque, jugeaient la présence bénéfique dès lors qu’elle profitait à la bonne marche de l’économie. Mais ce pragmatisme s’imposait d’autant plus aisément que les renforts de bras concernés étaient culturellement proches. Nombre d’entrepreneurs, du reste, venaient aussi de pays limitrophes. Et réciproquement, nombre de nos ancêtres sont partis en quête de travail ou d’implantation outre-Quiévrain, outre-Manche, outre-Moerdijk… et parfois plus loin.

C’est à partir du milieu des années ’70, dans le contexte de l’arrêt théorique de l’immigration en 1974 et de l’émergence de la question des réfugiés, que les préoccupations se sont déplacées: « La dimension socio-économique stricte cède peu à peu la place à la dimension socioculturelle: culture, éducation, religion, politique » [2]. A tous les niveaux de pouvoir, les actions visant à supprimer les freins au turbin liés à l’origine sont depuis associées à des campagnes et des dispositifs favorisant la société plurielle. « Or, note l’auteur d’un bilan de la politique menée en Région de Bruxelles-Capitale, si lutte contre les discriminations et promotion de la diversité sont souvent présentées comme les « deux faces d’une même pièce » , ces deux objectifs peuvent aussi diverger ou s’opposer » [3].
Cet élargissement – au genre, aux tranches d’âge, aux déficiences… – des notions de minorité ou de groupe à risques préside aussi, après l’examen des chances ou non d’être engagé, à celui des discriminations éventuelles dans le travail: durabilité, praticabilité, carrière, valeurs et contenu des tâches… Les données engrangées sur ce sujet, bien que fragmentaires, ont inspiré en Flandre la campagne « Het is gauw gebeurd » ( « C’est vite arrivé » ) contre les blagues et autres propos déplacés. Mais vient toujours un moment où l’écart se réduit entre protection et surprotection d’une catégorie. Quand, par exemple, un Turc exposant ses griefs contre les quolibets de Belges sera pleinement entendu, alors qu’il se heurtera à un mur de faux-fuyants gênés s’il se plaint des moqueries… de Marocains.
Dans le même ordre d’idées, le recrutement d’où l’autochtone est écarté parce que son profil ne permet pas d’atteindre le niveau de multiculturalité souhaité va forcément générer des sentiments d’injustice. Le débat sur les bienfaits ou les effets pervers des quotas est sans fin… Au nord de la frontière linguistique, la tendance des exécutifs, ces dernières années, a été de glisser des plans promouvant les altérités à une politique fondée sur le talent et les compétences. Les oppositions prévisibles sont venues des tenants de lois et de réformes structurelles contraignantes (partenaires sociaux, associatif…) ainsi que des chercheurs et experts mis à l’écart. Koen Van Laer et Patrizia Zanoni soutiennent cette tendance – bien plus présente en Flandre que ne l’affirme la N-VA – pour laquelle la sensibilisation doit aller de pair avec des obligations, des chiffres à atteindre, des dirigeants proactifs, des formes de financement… Parmi les pistes suggérées figure celle, à l’exemple américain, de subordonner les commandes publiques et les projets de subsidiation à des conditions touchant à l’intégration des minorités.
Symptomatiquement, l’étude des deux universitaires n’envisage que les discriminations subies par les allochtones. Le nombre est pourtant croissant, dans notre pays, des entreprises fondées par des personnes issues de la diversité. Il en résulte que la question de l’existence ou pas d’une « préférence communautaire » dans leurs critères d’embauche sera de moins en moins marginale à l’avenir…
P.V.
[1] « Het Vlaams beleid rond gelijke kansen en diversiteit op de arbeidsmarkt: heden, verleden en toekomst » , dans Over.Werk. Tijdschrift van het Steunpunt Werk, Leuven, jaargang 2019, n° 1, pp. 123-129, https://www.steunpuntwerk.be/node/3946 (en libre accès).
[2] Patrick HULLEBROECK & François SANT’ANGELO, « La politique générale d’immigration et la législation sur les étrangers » , dans Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique de la préhistoire à nos jours, dir. Anne Morelli (1992), nvelle éd. rev. & augm., Bruxelles-Charleroi, Couleur livres, 2004, pp. 123-144 (136).
[3] Alexandre Tandé, « Lutter contre les discriminations ou promouvoir la diversité en matière d’emploi ? Histoire d’une action publique en Région de Bruxelles-Capitale (1997-2012) » , dans Brussels Studies, collection générale, n° 120, 5 févr. 2018, https://journals.openedition.org/brussels/1622 (en libre accès).