
« Une sainte noble au destin tourmenté et à la descendance royale » : telle fut Begge d’Andenne selon les termes de Sophie Leclère (Université Saint-Louis-Bruxelles) [1]. Et cependant, les médiévistes ne se sont pas bousculés au portillon pour mettre en lumière la fondatrice de l’abbaye de la ville mosane, morte sans doute vers 693. Sa renommée, en fait, n’a guère débordé le cadre local et son dossier hagiographique ne pèse pas bien lourd: un texte, quatre copies, trois miracles. L’historienne a entrepris d’établir une généalogie des sources (stemma codicum) relatives à cette figure inscrite dans un lignage des plus prestigieux: fille du maire du palais d’Austrasie saint Pépin de Landen et mère de son successeur (non immédiat) Pépin le Jeune, dit de Herstal, lui-même père de Charles Martel, futur vainqueur des musulmans dans les environs de Poitiers, et grand-père de Charlemagne. Le royaume mérovingien d’Austrasie s’étend alors sur le nord-est de la Gaule, en ce compris la Belgique contemporaine, avec Metz pour capitale.
Les biographies tardives de la sainte, écrites plus de trois siècles après sa mort, en apprennent autant, sinon plus, sur la vie monastique à l’époque de leur rédaction que sur Begge elle-même. On en retiendra son mariage avec Anségise, fils d’un puissant personnage austrasien, l’assassinat de son époux par leur fils adoptif Gonduin, avec le projet d’épouser celle qu’il a fait veuve pour réaliser ses ambitions, perspective qui n’enthousiasme nullement l’intéressée. Elle met les voiles avant d’en prendre un! Avec toutes les hyperboles qui sont la loi du genre, le récit de la naissance de sa communauté religieuse est jalonné d’un voyage à Rome et de miracles. La décision de se consacrer à Dieu, prise lors d’une traversée de la Vesdre où un cerf lui montre le chemin, suggère analogiquement une sorte de deuxième baptême. La construction de l’abbaye va aimanter le centre primitif d’Andenne. La règle qui y est suivie au début est celle, sévère, du moine irlandais saint Colomban. Elle sera adoucie ultérieurement par celle de saint Benoît.
Le milieu familial de Begge n’a pas déparé la piété de son saint père. Egalement canonisée, sa sœur Gertrude, cofondatrice et abbesse de Nivelles, lui a fourni des livres saints, des reliques et des consacré(e)s. Elle se trouve aussi plus haut placée sur l’échelle du rayonnement. Il faut attendre la fin du XIè siècle pour déceler un culte de la supérieure andennaise, dont les reliques sont transportées à Huy – à la suite d’un conflit avec le pouvoir temporel – puis à Liège. Une charte de l’empereur germanique Henri IV datée de juin 1101 en fait état. La première Vita Beggae a été vraisemblablement rédigée à cette même époque. Pas très étoffée (2458 mots), sans remaniements ultérieurs hors les ajouts de trois miracles, elle a sans doute eu pour auteur un clerc d’Andenne, le texte témoignant d’une solide connaissance géographique de la région. Des trois copies connues aux contenus dissemblables – l’original étant perdu –, la plus ancienne (1100 au plus tard) provient de l’abbaye de Lobbes et a été attribuée à Goderan, également scribe de la Bible de l’abbaye de Stavelot.

On n’aurait pas beaucoup plus à se mettre sous la dent si l’intérêt pour la sainte n’avait été relancé à partir du XVè siècle, en grande partie à cause… d’un malentendu lié à son nom, assimilé erronément au mouvement des béguinages. Deux manuscrits situés dans l’espace flamand – où ledit mouvement a particulièrement prospéré – ainsi qu’une iconographie soudainement florissante signalent ce retour de flamme. L’édition de la Vita S. Beggae, à Louvain en 1631, par Joseph-Geldof de Ryckel, abbé de Sainte-Gertrude, est sous-tendue par la volonté de rattacher la sainte à la vogue des communautés de femmes sans vœux perpétuels. « Ducissae Brabantiae Andetennesium, begginarum, et beggardorum fundatricis » , lit-on dans le titre de ce qui sera une des deux bases des éditions ultérieures. L’autre, une copie du XVè siècle due à Jean Gielemans, chanoine du Rouge-Cloître (Auderghem), avec un prologue différent de celui des versions antérieures, répond elle aussi à des motivations bien spécifiques. Elle est conservée dans une compilation de vies de saint(e)s destinée à stimuler le patriotisme brabançon (Hagiologium Brabantinorum).
Quant aux miracles, deux sont contenus dans un des manuscrits flamands du même siècle, à la suite d’une copie de la Vita. Posthumes, ces irruptions dans l’extraordinaire ont leur point de départ en Angleterre. La première montre Begge apparaissant à un de ses serviteurs exilé pour lui enjoindre d’œuvrer à l’embellissement de son tombeau à Andenne. La seconde rapporte que des souverains ont envoyé leur fille aveugle, chargée de présents, dans la Cité des oursons où elle a recouvré la vue, soutenue par la prière des habitants et du monastère. Ces récits, dont l’auteur et la date de rédaction sont inconnus, constituent un encouragement aux généreux donateurs. Un troisième prodige est relaté dans un manuscrit également flamand et contemporain, qui reprend aussi les deux précités. Le copiste est un certain Anthony de Bergen op Zoom (actuelle province néerlandaise du Brabant-Septentrional). Deux pauvres bourguignonnes, à la suite d’un songe annonçant leur guérison, se rendent à Andenne mais sont frappées de paralysie jusqu’à ce qu’elles se décident à honorer leur promesse, non tenue au début, de se vouer à l’abbaye. Selon Sophie Leclère, qui s’appuie sur la comparaison des copies, l’auteur de ce dernier épisode ne serait autre que Jean Gielemans.
Ajoutons à la présente étude, cum grano salis, que dans la collégiale qui lui est dédiée, au cœur de la ville dont elle est la patronne, Begge a été longtemps invoquée pour ses vertus guérisseuses, notamment par les parents d’enfants chétifs ainsi que par les personnes sujettes… au bégaiement. Dans ce dernier cas, on aura compris pourquoi.
P.V.
[1] « Le dossier hagiographique de sainte Begge, fondatrice de l’abbaye d’Andenne » , dans la Revue belge de philologie et d’histoire, « Religion, animaux et quotidien au Moyen Age. Etudes offertes à Alain Dierkens à l’occasion de son soixante-cinquième anniversaire » , t. 96, fasc. 1-2, 2018, pp. 581-596. http://www.rbph-btfg.be/, boulevard de l’Empereur 4, 1000 Bruxelles.