Des enfants « problématiques » dans l’entreprise coloniale

Des métis séparés de leur milieu ou rejetés par lui. Des Noirs éduqués hors de leur communauté pour devenir des agents de l’oeuvre coloniale et missionnaire. Entre contrainte et consentement, arbitraire et légalité, les cas ont été trop diversifiés pour prêter à généralisation (1908-1962)

   Le 4 avril 2019, le Premier ministre Charles Michel présentait les excuses officielles de la Belgique pour « la ségrégation ciblée dont les métis ont été victimes sous l’administration coloniale du Congo belge et du Ruanda-Urundi jusqu’en 1962 et suite à la décolonisation, ainsi que la politique d’enlèvements forcés y afférente » [1]. Cette déclaration avait été précédée, en 2017, d’une démarche similaire de l’Eglise catholique belge. Le gouvernement et l’épiscopat répondaient ainsi à l’émotion suscitée par la mise en lumière, notamment à travers les travaux de Sarah Heynssens, Kathleen Ghequière et Sibo Kanobana, du sort des enfants métis de père inconnu qui avaient été séparés de leur mère noire [2].

   Les récits, recueillis avec empathie, de ces étiquetés « orphelins » , transférés en Belgique après la décolonisation, ont maints équivalents sous d’autres cieux. Des études ont ainsi pointé, dans les Indes orientales néerlandaises (actuelle Indonésie), une propension de l’administration coloniale à considérer les fils et filles de couples racialement mixtes comme porteurs d’un risque de brouillage de la frontière entre Blancs et indigènes. Sarah Heynssens attribue un raisonnement semblable aux autorités en place au Congo. Les politiques en vigueur en Inde britannique et en Indochine française sont également documentées, le cas le plus célèbre demeurant celui de l’Australie où l’Etat a reconnu sa responsabilité après la publication d’un rapport sur les mixed-race children placés dans des institutions ou des familles de colons afin d’en faire « des gens culturellement blancs » .

Des enfants métis de l’institution catholique de Save, dans le sud du Rwanda. A la suite de l’indépendance congolaise en 1960, ils ont été évacués vers la Belgique. (Source: Métis de Belgique / Metis van België (AMB/MVB))

   Dressant un panorama historiographique des attitudes et des pratiques développées face aux enfants « problématiques » dans les empires belge et hollandais, Geertje Mak (Université d’Amsterdam), Marit Monteiro (Université Radboud de Nimègue) et Elisabeth Wesseling (Université de Maastricht) les replacent dans le cadre plus large du rôle assigné à la jeunesse locale comme relais des projets civilisateur et missionnaire [3]. Les sang-mêlé ne sont pas seuls à avoir été concernés par les différentes formes d’acculturation hors de la communauté d’origine: adoptions, familles d’accueil, domesticité, orphelinats, internats ou externats…, à titres temporaire ou permanent, avec ou sans retours, avec ou sans fondements légaux, selon des modalités multiples allant du consentement à la coercition.

   Si l’éducation aux valeurs et au mode de vie occidentaux est perçue comme un moyen d’assurer de futurs bons sujets à l’administration de la colonie, ce calcul n’exclut pas le sentiment d’agir pour le bien des petits autochtones en les préservant de l’ignorance, du paganisme et des us et coutumes les plus oppressants des adultes, voire d’un régime d’esclavage. « Une image, notent les trois chercheuses, qui persiste dans les discours humanitaires actuels à propos des enfants dans le Sud global » ainsi que dans « les programmes d’adoption transnationaux Nord-Sud » . Des interrelations sont en outre évoquées entre les séparations suscitées par les colons et la culture africaine des cadeaux, qui fait circuler des enfants entre les tribus pour réparer des torts ou rétablir l’équilibre des forces.

   Parmi les facteurs explicatifs – où, sans doute, les tenants de la mouvance décoloniale ne verront que des constructions justificatives –, j’en relève un qui n’apparaît pas comme tel sous la plume de Geertje Mak et consorts, mais bien dans un extrait de presse reproduit uniquement pour les photos qu’il contient (p. 18). Paru dans le magazine Ons Volk en 1960, l’article montre l’arrivée en Belgique d’enfants du Ruanda-Urundi (Rwanda et Burundi aujourd’hui), appelés à une vie nouvelle dans des familles adoptives ou des homes. Pour quelles raisons ? C’est, lit-on, parce qu’ils sont nés d’un père blanc qui a disparu et d’une mère noire qui, à la suite d’un mariage avec un époux noir, « veut être délivrée » de ce gosse désormais encombrant. Dans le cas contraire, ajouterai-je, que serait-il devenu au milieu de frères et sœurs « ethniquement purs » , sinon le… mouton noir du foyer, si pas du village ? Ainsi les responsabilités dans « la politique d’enlèvements forcés » , selon les termes de la repentance de Charles Michel, peuvent-elles avoir été très partagées…

L’arrivée en Belgique d’enfants du Ruanda-Urundi. Photo publiée dans le magazine « Ons Volk » en 1960. (Source: n. 3, p. 18)

   Propre, en revanche, au monde qui se donne alors pour civilisé est la diffusion, au XIXè siècle et au début du XXè, des théories de la malléabilité des caractères et de l’enfant « page blanche » , sans antériorité. L’idée déjà chère à Erasme, récupérée par de Beauvoir au féminin, selon laquelle « on ne naît pas homme, on le devient » , inspirera maintes utopies pédagogiques ainsi que la légitimation des ingérences de l’autorité publique dans l’espace familial. Comme le relèvent nos auteurs, « intervenir dans les vies des nouvelles générations de colonisateurs et de colonisés était une stratégie cruciale pour transformer, discipliner, contrôler et diriger les personnes et les populations » . Si le thème des séparations puériles paraît avoir été négligé par les historiens, c’est en fait parce qu’il a été englobé dans celui de l’éducation. Et « par éducation, on entend un changement complet de vie » , « une politique coloniale visant à la transformation de ses sujets » .

   Ceci posé, la question spécifique du « comment » on s’efforçait de réaliser ces objectifs demeure un terrain de recherche à explorer davantage. Il faudrait en outre déterminer les poids respectifs de deux systèmes de motivations en apparence contradictoires: 1) celui qui pousse à faire de la jeunesse un ferment d’occidentalisation des communautés noires traditionnelles; et 2) celui qui tend à en extraire les métis potentiellement susceptibles d’exercer… la même fonction de passerelle. A ce débat, voici deux pièces qui me paraissent mériter d’être apportées. Dans les années ’70, quand le régime mobutiste prônait « l’authenticité zaïroise » , Sakombi Inongo, son théoricien autorisé, souligna qu’au Congo belge, le colonisateur n’avait pas pratiqué une politique d’assimilation, mais « juxtaposé » sa culture à celle du colonisé, ce qui permit à celui-ci de sauvegarder sa spécificité. C’est peut-être, ajouta-t-il, ce qui explique au moins en partie que « le Zaïre s’impose comme un des seuls [pays africains] vraiment indépendants, un des seuls à avoir recouvré son originalité, son identité propre » [4]. Inongo faisait ainsi, à sa manière, écho à l’administrateur Georges Van der Kerken quand celui-ci affirmait, dans La politique coloniale belge, ouvrage publié en 1943, concevoir sa mission comme étant de faire des indigènes de « meilleurs Africains, ayant une culture africaine et parlant des langues africaines » , et non d’en faire des Flamands ou des Wallons [5].

   Eloignement des mulâtres [6], instruction à l’européenne des générations montantes: deux types de mesures qui, on le voit, poursuivaient des objectifs opposés. Celui de maintenir les homogénéités culturelles semble avoir prévalu sur celui créer un amalgame belgo-congolais, ce qui ne manquait pas de cohérence de la part de notre pays habitué sur son propre sol à gérer les différences. Mais les lignes de conduite n’en ont pas moins varié à l’extrême selon les lieux et les moments, avec de la part des populations locales toute la gamme des attitudes allant de la coopération aux alliances stratégiques, de la passivité à la négociation, de l’intégration à la résistance. C’est la prise en compte de cette diversité de situations qui a fait défaut dans le mea-culpa gouvernemental de 2019. Contre les énoncés généralisateurs qui font l’impasse sur des pans entiers du réel, l’antidote s’appelle l’histoire.

P.V.

[1] https://www.lachambre.be/kvvcr/pdf_sections/news/0000009463/metis_verklaring_federale_regering.pdf.

[2] Cfr notamment Sarah HEYNSSENS, De kinderen van Save. Een geschiedenis tussen Afrika en België, Antwerpen, Polis, 2017.

[3] « Child Separation. (Post)Colonial Policies and Practices in the Netherlands and Belgium » , dans BMGN – Low Countries Historical Review, vol. 135-3-4, Amsterdam, 2020, pp. 4-28, https://www.openjournals.nl/index.php/bmgn/article/view/7108 (en libre accès).

[4] Conférence donnée en 1973 à l’Institut royal des relations internationales à Bruxelles, citée in Gauthier de VILLERS, Histoire du politique au Congo-Kinshasa. Les concepts à l’épreuve, Louvain-la-Neuve, Academia – L’Harmattan, 2016, p. 108.

[5] Anvers, Zaïre, 1943, p. 137, cité in ibid., p. 205.

[6] Dans l’article des universitaires néerlandaises auquel je me suis référé (n. 3), le mot « mulâtre » est qualifié de « terme raciste » (p. 18). Le Larousse en ligne le présente pour sa part comme « vieux » , mais ne fait pas état d’un caractère péjoratif (https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/mul%C3%A2tre/53131).





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